POURQUOI JE NE SUIS PAS DÉMOCRATE

Publié le 5 Juin 2010

 par Christian Michel

 (je préfère un régime de liberté…)

 

 Pendant la prochaine demi-heure, je vais expliquer pourquoi la démocratie est le pire des régimes à l’exception d’aucun autre. En prenant à contre-pied la fameuse formule de Churchill, j’assume un risque. Car le dogme démocratique aujourd’hui est intouchable. Vouloir le pourfendre, c’est se condamner à l’excommunication et à la mort sociale. L’hérétique n’est pas publiable, il n’a pas accès aux micros, et s’il est un État, sa place est au ban des nations.

 

La difficulté de tout examen de la démocratie tient d’abord à sa définition, qui recouvre des champs différents. L’un est purement procédural. La démocratie est un mode de gouvernement caractérisé par des élections ; en cela, elle se distingue d’autres systèmes politiques, la monarchie, la dictature, l’anarchie… Mais « démocratique » est aussi une exclamation par laquelle on salue tout ce qui nous fait plaisir en lisant les journaux. Nous appelons démocratiques les réformes scolaires à notre goût, les parents cool, les loyers bon marché, les syndicats qui nous défendent, et nous qualifions d’anti-démocratiques les profs sévères, le pape, les multinationales qui licencient… Une notion aussi floue permet d’esquiver toutes les critiques qui lui sont adressées.

 

La démocratie en plus occupe tout le champ de notre mental. On nous l’a enseignée à l’école, on nous la rabâche dans les medias. Sous sa forme de démocratie sociale, elle est notre « pensée unique ». Mais l’incantation n’est pas la réflexion. L’adhésion au dogme ne dispense pas de rigueur intellectuelle. Lorsque Rudolf Rummel et Francis Fukuyama nous rapportent qu’il n’y a jamais eu de guerre entre démocraties, lorsqu’Amartya Sen nous explique que la démocratie évite la famine, ils confondent corrélation et causation.[1] Ce n’est pas la démocratie qui a empêché la guerre après Fachoda. Franco et Pinochet, qui ne sont pas de ma paroisse, ont plus fait pour l’économie de leur pays que les parlements de l’Inde et de la Russie aujourd’hui. Car la prospérité ne tient pas au mode de gouvernement, mais au respect de l’initiative individuelle, de la propriété privée, et des contrats. Ce régime juridique n’est pas celui de la démocratie, mais du libéralisme. Et puisque j’ai vécu en Suisse, et que les organisateurs m’ont demandé d’en parler, j’ajouterai que la prospérité de ce petit pays n’est pas due à la fréquence des votations, mais à des lois qui, jusqu’à présent, protégeaient l’épargne et l’entreprise. Maintenant que les suisses ont décidé de changer ces lois, ils continueront de voter régulièrement, et ils s’appauvriront. On ne devient pas sous-développé par déficit de démocratie, mais de libéralisme.[2]

 Démocratie et machinisme

 La démocratie moderne apparaît en Europe occidentale en même temps que le machinisme. Machinisme et démocratie sont les rejetons de cette grande mutation du 17ème siècle, lorsque la science renonça à connaître l’essence des choses, pour ne plus considérer que leurs manifestations extérieures. Seul est connaissable ce qui est mesurable, disait le paradigme, et réciproquement, ceux qui prétendaient connaître quelque chose étaient sommés de prouver qu’ils l’avait quantifiée.

 

Une telle science aurait dû limiter son objet aux choses matérielles ; elle aurait dû exclure de son champ d’investigation, non seulement Dieu, la Beauté, le Bien et le Mal, mais aussi toutes ces manifestations humaines que personne n’aurait songé à quantifier auparavant : l’émotion, l’intelligence, la volonté… C’était sous-estimer l’ambition des scientifiques. Ils ne pouvaient renoncer à étudier ce qui avait été pour Platon, Aristote, Thomas d’Aquin, à la fois le fondement et l’objet de toute connaissance. Pour prétendre au label « scientifique », psychologues, sociologues, économistes, s’ingénièrent à ramener les élans de l’âme et les créations de l’esprit à des modèles mathématiques. La science posait ainsi il y a deux siècles les fondements théoriques de la société matérialiste qui est encore la nôtre, industrielle, machiniste, fétichiste du nombre et de la quantité, et, également, démocratique.

 

Une société démocratique est celle dont le gouvernement est sanctionné par la volonté du peuple. Mais comment mesurer la volonté ? que signifie en avoir plus (ou moins), et par rapport à quoi ? Et si comme échelle de mesure, on se contente d’additionner les suffrages exprimés par chaque individu à l’occasion de votations, il faut, pour que l’opération ait un sens, que les opinions exprimées soient rapportées à des unités homogènes. Le vote est donc une production d’opinions rigoureusement normalisées, comme des pièces usinées : une liste ou un candidat pour une élection, un oui ou un non pour un référendum. Et ces suffrages seront comptés comme des m², sans se soucier que les uns représentent des triangles, les autres des cercles ou des rectangles. L’équation fondatrice de nos démocraties, un individu = une voix, crée la fiction d’un peuple d’électeurs sortis d’un même moule, chacun, à l’instant où il légitime tout pouvoir dans la société, étant réduit à une unité arbitraire et interchangeable. Il n’y a pas d’anthropologie de la démocratie. Le citoyen n’y a pas d’épaisseur, de densité, il est sans qualité. Or, à l’évidence, des opinions pèsent plus que d’autres, pas seulement parce qu’elles émanent d’êtres plus sages et mieux informés, mais parce que l’enjeu du suffrage les touche de plus près. Dans un référendum sur la réforme scolaire, pourquoi mon vote de père qui n’a plus d’enfant à l’école compterait-il autant que celui d’une mère de famille ? Pourquoi même devrais-je voter ?

 

Il existe bien sûr une myriade d’autres lieux où, pour aboutir à une décision, on compte les voix : le conclave des cardinaux catholiques, les comités d’association, les conseils d’administration, les assemblées de copropriétaires d’immeubles … Ces organisations cependant sont d’une essence différente. Elles ne sont pas politiques. D’abord, chaque membre, par le fait d’adhérer, a formellement accepté le principe de prise de décision majoritaire ; mais quels sont les citoyens qui ont signé la constitution de leur pays ? Ensuite, la démission, même si elle parfois coûteuse, reste toujours possible aux membres d’une association ; elle est interdite aux citoyens.[3]

 

Enfin les membres de ces organisations le plus souvent se connaissent, et, à la sanction du vote, ils préfèrent la discussion jusqu’au consensus. Au sein des enceintes les plus conservatrices, on pratique volontiers la « démocratie du face-à-face », chère aux anarchistes.[4]  Elle est d’autant plus efficace que ces organisations sont constituées autour d’un but précis, et le débat ne porte que sur le moyen de l’atteindre. L’exigence d’efficacité ne laisse guère de place aux élucubrations.

 

 

Le Souverain

 La démocratie repose donc sur cette idée que le peuple est souverain. Au « bon plaisir » du monarque absolu, les disciples de Rousseau ont opposé, comme dans un miroir, une « volonté générale », dépositaire de toute autorité. En Suisse, patrie de Jean-Jacques et démocratie modèle, le vocabulaire politique de tous les jours porte l’empreinte de cette passation de pouvoir du monarque vers le peuple. Un référendum est-il prévu, les journaux annoncent : « le Souverain se prononcera » ; le soir d’une élection, ils titrent : « le Souverain a tranché ».

 

Dans ce miroir, la démocratie révèle son vrai visage. Elle n’a pas pour objet la limitation du pouvoir, mais la désignation de celui qui l’exerce. Dans les pays où la coutume tenait pour suspectes les prérogatives monarchiques, comme l’Angleterre et l’Amérique des Pères Fondateurs, les démocrates enfermèrent le pouvoir populaire dans un cadre juridique strict. En revanche, là où un contre-pouvoir ne s’était jamais affirmé face au monarque, les démocrates ne virent aucune raison d’en dresser un devant le peuple. C’est d’ailleurs pourquoi la République française rencontra un échec immédiat, dès 1792, suivi d’une succession de crises de régime, incapable qu’elle fut de se déterminer entre démocratie directe et dictature majoritaire.[5]

 

Ainsi, contrairement à notre libéralisme, la démocratie n’apporte pas une réponse originale à la question du vivre-ensemble. Elle ne marque pas une rupture avec la logique millénaire du pouvoir. Le corps social reste organisé en fonction de quelques objectifs censés traduire la « volonté générale », et comme aucun objectif à ce niveau ne saurait recueillir l’unanimité, la logique du système implique l’usage de la force contre les récalcitrants.

 

Peu importe d’ailleurs quels sont ces objectifs (projeter sa puissance vers l’étranger, augmenter le niveau de vie des citoyens, propager un modèle culturel….). L’idéologie démocratique, comme la science moderne, se veut wertfrei, c’est-à-dire affranchie de toute référence à des valeurs. Le peuple exprime sa volonté, et il n’y a point à en juger. Qui le ferait d’ailleurs, car si la volonté est générale, la critiquer ne serait-ce pas se contredire soi-même ?

 

La démocratie, en fait, est bien une proposition inepte. L’idée d’un peuple souverain qui se donnerait à lui même ses lois est intenable. Tout pouvoir puise sa légitimité ailleurs qu’en lui-même, il est conféré par Dieu, ou inscrit dans la Nature, et le socialisme lui-même procédait d’une sorte de droit naturel, puisqu’il se voulait « scientifique ». Le projet même de « contrat social » suppose l’existence d’une règle antérieure, pacta sunt servanda, les engage­ments doivent être tenus ; car si l’on n’était pas certain qu’autrui honore ses contrats, quel sens cela aurait-il de lui en proposer un ? Et cette règle antérieure doit elle-même reposer sur une plus fondamentale (pourquoi doit-on tenir ses engagements ?), et ainsi de suite dans une régression infinie. D’ailleurs nul ne nous démontre que la légitimité ne vient pas du peuple avec plus de conviction que nos intellectuels et artistes français. Ils n’hésitent pas à agir dans l’illégalité au nom de principes supérieurs, comme de petites Antigones excitées, lorsque le gouvernement démocratiquement élu ne suit pas leurs avis.[6]

 

C’est pourquoi la démocratie ne se présente jamais seule. Un adjectif accolé à son nom révèle quelle autre idéologie lui sert de régulateur des égarements et des emportements populaires.

Dans une démocratie islamique, le peuple souverain peut voter tout ce qu’il veut, à condition de ne pas remettre en cause les préceptes du Coran. Dans une démocratie populaire, la vulgate socialiste est son cadre de référence, de même que les droidloms dans les démocraties dites libérales. Or ces idéologies ne sortent pas des urnes. Véritables hérésies du dogme démocratique, elles se présentent explicitement comme des freins et des limites à la souveraineté populaire.

 

La passion d’intervenir dans la vie des autres, propre aux démocrates, a été contenue tant bien que mal par ces idéologies, et principalement par l’individualisme libéral. L’empreinte libérale, si faible qu’elle soit sur notre droit occidental, constitue notre meilleure défense contre une dictature de la majorité. Si le peuple devait s’affranchir de cette contrainte du Droit, nous aurions réalisé la démocratie authentique, et du même coup, c’en serait fait de nos libertés.

 

La soif du pouvoir

Civiliser consiste à faire échec au pouvoir politique. Depuis qu’il y a de l’humanité, la tentation a toujours existé de s’emparer par la force de ce qui ne nous appartient pas, un champ, un pays, des esclaves… La fonction de la politique n’est pas d’éliminer cette violence. Les seuls qui proposent de mettre la violence hors-la-loi sont les libertariens, et c’est pourquoi le projet libertarien est aujourd’hui le plus avancé dans l’évolution de la civilisation.

 

La politique se contente de restreindre la guerre de tous contre tous en établissant deux classes dans la société, celle qui aura le droit d’exercer la violence, et celle qui en sera victime. L’innovation de la démocratie dans l’ordre politique est de permettre aux victimes une participation symbolique au pouvoir des dominants. La démocratie est un exutoire collectif de la libido dominandi. C’est la source de son succès universel. Que signifie en effet déposer un bulletin dans l’urne, sinon proclamer « Voici comment je veux que les autres vivent » ? Ce bulletin ne compterait-il que pour 1/100.000.000ème du résultat final, il est emblématique. Chaque enfant y découvre que lui aussi pourra participer à un grand mouvement d’asservissement de ses petits camarades, il aura la chance un jour de leur imposer son chef et ses lois.

 

Continuation de la guerre civile par d’autres moyens, la démocratie ne peut éviter le vocabulaire des armées : les candidats entrent en campagne électorale, ils poursuivent le combat jusqu’à la défaite de leur adversaire, et ils célèbrent la victoire dans leur quartier général. Personnellement je ne vote pas. Je ne peux m’empêcher de voir dans l’acte de voter une volonté de prise de pouvoir sur ses semblables, qui me déplaît profondément.

 

Les sources psychologiques de la démocratie sont celles d’êtres humains encore incapables d’imaginer une société sans pouvoir. Le citoyen démocratique n’a pas dépassé la mentalité d’esclave, et il n’a chassé son maître royal que pour faire du peuple un maître collectif. La société démocratique est celle d’esclaves qui cachent leur besoin de maître, la société libertarienne est celle de maîtres qui ne veulent pas d’esclaves. Pour nous, libertariens, le refus de tout pouvoir est la voie vers l’émancipation. La seule maîtrise que nous désirons est la maîtrise de soi.

 

Cette opposition illustre deux manifestation divergentes de la puissance : celle de la masse, et l’émancipation individuelle. Pour générer l’effet de masse propre aux troupeaux, aux foules et aux armées, la démocratie doit supprimer au moins nominalement les distinctions qualitatives. En tant que tel, le citoyen n’a pas de titre, de famille, de religion, d’appartenance quelconque. Chacun doit être indiscernable des autres pour se fondre dans une société impersonnelle et statistique, niveleuse du terrain où peut s’édifier une société de consommation matérialiste.

 

En réaction, nous voyons, d’une part, nos contemporains chercher désespérément à échapper à cette indifférenciation pour exister enfin, individuellement, avec la richesse de leurs multiples appartenances. L’âge de la mondialisation paradoxalement devient celui des revendications ethniques, sexuelles et régionalistes, chacun se réappropriant une identité niée par la citoyenneté démocratique : homo, métis, femme, ou basque… Mais, d’autre part, de toutes ces différenciations, celle qui compte le plus dans nos pays est la fortune, véritable obsession des démocrates, parce qu’elle correspond à leur vision toute superficielle et quantitative du monde.[7]  Même ceux qui vitupèrent la ploutocratie ne peuvent finalement rien proposer d’autre que différents modèles de répartition de richesses ; ils sont prisonniers du matérialisme de la pensée démocratique.

 

L’émancipation de l’individu est l’autre manifestation possible de la puissance. Non plus celle de la masse, mais celle de l’esprit. Elle est la puissance de la création. Fondement de la philosophie libertarienne, l’émancipation personnelle vise, en même temps que la prospérité, une société de responsabilité et de sagesse.

 

L’idéologie démocratique nationaliste et socialiste

La démocratie est sous-tendue par deux idéologies, le nationalisme et le socialisme. Le socialisme est inscrit dans l’ADN de la démocratie. Un économiste écossais, Alexander Fraser Tyler, émettait ce jugement déjà en 1776 : « Un régime démocratique ne peut pas perdurer. Il subsiste jusqu’au moment où les électeurs découvrent qu’ils peuvent se voter des largesses aux dépens du trésor public. Dès ce moment, la majorité élit toujours les candidats qui promettent le plus de cadeaux aux frais du trésor public, avec pour conséquence que la démocratie croule sous le poids d’une politique fiscale immodérée… ».[8]  C’est bien en pensant à l’État démocratique que notre grand Frédéric Bastiat écrivait qu’il est la «fiction à travers laquelle tout le monde espère vivre aux dépens de tout le monde ».[9]

Si l’on demande aux gens ce qu’ils considèrent important dans leur vie, ils répondront l’amour, une vie de famille comblée, une vocation réalisée, la santé… Rien de ce que la politique peut leur apporter. Les hommes de l’État ne peuvent pas faire notre bonheur. Ils ne peuvent même plus dans le monde d’aujourd’hui galvaniser nos énergies au travers d’une grande épopée civilisatrice. Ils n’ont d’autre fonction que la légalisation du vol. Tout l’appareil de propagande de l’État démocratique doit donc convaincre les électeurs que l’argent est la seule valeur désirable, puisque c’est la seule qu’il peut dispenser. On comprend l’envie et la haine dont ceux qui possèdent de l’argent sont l’objet de la part de ceux qui en sont dépourvus.

 Tout, tout de suite

 

Comme le note Hans-Hermann Hoppe, un monarque et une aristocratie héréditaires ont une stratégie différente des dirigeants démocratiquement élus.[10]  Le monarque peut œuvrer dans la longue durée. N’étant pas sujet à élection, il n’est pas tenu comme le délégué du peuple de produire des résultats flatteurs en 3 ou 4 ans, quelles que soient les conséquences futures de cette précipitation. L’électeur aussi veut des résultats immédiats. Il ne peut pas faire confiance au long terme, puisque toute promesse politique pourrait être reniée par une nouvelle majorité. La démocratie place donc chacun dans une situation de locataire pressé de jouir du bien confié, et peu soucieux d’investir au bénéfice du locataire suivant. Cette préférence temporelle, normale chez les gérants de biens qui ne leur appartiennent pas, a coulé nombre de projets autogestionnaires et d’économie sociale. En revanche, le propriétaire dans un régime de liberté, tout comme le souverain héréditaire, s’ils peuvent se tromper autant que n’importe quel gestionnaire, ont au moins cette incitation de laisser à leurs héritiers un bien sans hypothèque.

 

On aurait pu éviter les débordements annoncés de la démocratie. Le bi-caméralisme, par exemple, aurait pu comprendre une assemblée élue au suffrage censitaire, chaque millier de francs d’impôts donnant droit à une voix.[11]  Cette chambre aurait voté seule le budget de l’État, puisque ses électeurs l’auraient financé. L’autre chambre aurait légiféré sur les questions de droit civil et pénal, le mariage, l’adoption, la sanction des peines et des délits, qui n’ont pas d’impact budgétaire direct, et elle aurait été élue au suffrage universel.[12]  Mais une telle démocratie n’aurait pas évité la question fondamentale : « Qu’est-ce qui me permet de voter pour imposer aux autres mes préférences ? ».

 

Nationalisme

 Si le peuple est souverain, il faut définir qui est le peuple. La démocratie, fille du machinisme, ne fonctionne qu’avec un peuple unifié, uniformisé, et univoque.[13]  Lorsque tous les efforts de normalisation ont échoué, et qu’on se retrouve avec des citoyens de qualités différentes, il faut les grouper par séries homogènes dans de petites démocraties subsidiaires, ce qui est la forme politiquement correcte du nettoyage ethnique. En Suisse, qui est l’archétype de ce modèle constitutionnel, on appelle ces filiales de l’État des cantons.

 

Des hommes libres n’ont pas besoin d’être ainsi parqués dans des enclos politiques. Cette pratique tribale est une conséquence de la démocratie. Sous les autres régimes, soit le peuple ne contrôle pas les dirigeants, ce qui est le cas des monarchies et des régimes autoritaires, soit les dirigeants ne contrôlent pas le peuple, comme en régime libéral. Dans les deux cas, peu importe à quelle ethnie ou religion ils appartiennent. En revanche, lorsque les gouvernants ont une allégeance à une partie des électeurs, et que celle-ci se veut différente ethniquement ou culturellement, et que les institutions confèrent à ces dirigeants le droit d’intervenir dans la vie des gens et l’éducation de leurs enfants, le droit de leur imposer l’usage d’une langue ou d’interdire une pratique religieuse, alors il devient vital pour chaque citoyen que ces dirigeants soient de leur bord.

 

Car les gens changent souvent d’opinions politiques, mais plus rarement de religion, et presque jamais d’ethnie. Ceux qui sont ethniquement ou religieusement minoritaires ne renverseront pas démocratiquement la majorité ; ils ont peu de chances de se faire entendre (quel serait le sens de la démocratie si la minorité gouvernait ?). Leur avenir se profile donc entre la résignation propre aux citoyens de seconde zone, et la sécession. Le Liban, Israël, la Yougoslavie, le Caucase, illustrent l’incapacité de la démocratie à faire vivre ensemble des individus qui ne sont pas du même modèle, sans les « cantonner » au sens propre du terme.

 

Même lorsque les citoyens sont tous normalisés ethniquement, culturellement et religieusement, la parenté entre le socialisme et le nationalisme se repère encore. En effet, lorsqu’un système accorde à une partie de la population le droit de voler l’autre, il est important pour les voleurs de restreindre leur nombre, et de taxer le maximum de victimes. Une large majorité est donc inutile et improbable en démocratie sociale. Elle pèserait trop lourdement sur une minorité réduite. Et de fait, la légitimité de nos gouvernements aujourd’hui repose sur seulement 51, 52 ou 53% des votants, ce qui ne représente même pas la majorité des électeurs. Or ce chiffre des électeurs est lui-même trompeur, puisque des étrangers en nombre croissant s’installent dans nos pays et perçoivent les bénéfices de l’État providence, entamant la part qui revient aux nationaux. Il faut bien voir dans cet élargissement de la redistribution aux immigrés, sinon une cause du racisme, du moins une rationalisation de son expression. L’étranger « mange notre pain ». C’est indéniable. Lorsque la citoyenneté est une activité subventionnée, et le fameux « lien social » du parasitisme, plus il y a de parasites, moins chacun touche. La démocratie sociale ne peut éviter de creuser le fossé navrant et dangereux entre « eux » et « nous ».[14] 

 

Démocratie et évolution

 Ces deux monstres idéologiques jumeaux, le nationalisme et le socialisme, sur lesquels repose la démocratie, sont dépassés dans l’évolution de l’humanité. Si le nationalisme est une conséquence inévitable du socialisme, leur cohabitation à terme est intenable. En Suisse, où les sentiments xénophobes donnent lieu à des référendums tous les dix ans visant à limiter l’immigration, l’argument pour les contrer est de dire que les étrangers paieront la retraite des autochtones. Mais qui paiera celle des étrangers, lorsqu’ils atteindront à leur tour l’âge de la retraite, à moins de faire venir de nouveaux immigrés ? Des mesures autoritaires, comme la retraite par répartition, causent des effets pervers, que d’autres mesures arbitraires doivent corriger, et ainsi de suite. Le seul système stable et juste est celui qui fait appel à la conscience de chacun, indépendamment de considérations artificielles, telles la citoyenneté…. Si autochtones et étrangers gagnaient leur vie en rendant service à autrui, et s’assuraient sans faire appel à la violence de l’État, la xénophobie perdrait toute rationalité, et dévoilerait son vilain visage.

 

La politique de « préférence nationale », prônée à gauche comme à droite, rend la démocratie totalement incompatible avec l’intégration technologique et économique de l’humanité. Trois pays seulement ont une authentique culture démocratique : l’Angleterre, littéralement isolée ; la Suisse, protégée au fond de ses vallées ; les États Unis, au-delà d’un océan. Dans ces pays, ce que décidait le citoyen arrivait. Les vicissitudes du monde ne déraillaient pas l’application des programmes électoraux. Plus maintenant. Il n’existe plus de sanctuaire. Les suisses n’élisent pas le président des États Unis, mais il a malheureusement plus d’influence sur leur avenir que leur propre Conseil fédéral. Et personne ne vote les percées technologiques, les préférences des consommateurs, les cours des bourses, la croissance économique, la révolution des mœurs… Elles sont bien voulues par des gens, mais en dehors de la politique. Comme le note Jean Guéhenno : « La relation des citoyens au corps politique est concurrencée par l’infinité des connexions qui s’établissent en dehors de lui, de sorte que la politique, loin d’être le principe organisateur de la vie des hommes en société, apparaît comme une activité secondaire, une construction artificielle historique, inadaptée à la solution des problèmes pratiques ».[15]

 

Démocratie participative

 

Les medias se félicitent parfois que tel ou tel pays soit « en marche vers la démocratie ». On s’en fiche complètement. Ce qui compte est que chacun des habitants acquière plus d’autonomie. Ce qui importe n’est pas la nature du gouvernement, mais les limites de son pouvoir. Un empereur de droit divin, qui respecte la sécurité des personnes et des biens et leurs initiatives, assure mieux la paix et la justice qu’une majorité élue, raciste et rapace.

 

Un avatar récent de l’idéologie démocratique, qu’on présente comme un progrès des libertés, est la « démocratie participative ». La ville de Porto Alegre, au Brésil, lui sert de vitrine. Selon cette nouvelle vulgate, chaque projet municipal est transmis à des comités de citoyens, qui débattent, suggèrent des amendements, et recommandent des choix. Un édile de Genève voudrait qu’on soumette à un test de démocratie participative l’aménagement des anciennes halles de la ville. On demanderait aux habitants leurs préférences pour la réaffectation des bâtiments. Les habitants, cependant, n’ignorent pas que le site est disponible. Une société horlogère a déjà souhaité y installer ses ateliers. Quelques associations ont suggéré des projets culturels non-lucratifs. Ces initiatives viennent de gens qui ont pris la peine d’analyser les besoins du public, et ils s’engagent personnellement dans la réalisation. Si l’on préfère convoquer des assemblées de quartier, les gentils citoyens lanceront des idées sympathiques, d’autant plus facilement qu’ils n’auront pas à les mettre en pratique. La municipalité en revanche, forte de ces suggestions à l’emporte-pièce, se dotera d’un budget financé par l’impôt, et se substituera à l’initiative des gens eux-mêmes, que ce soit, par exemple, celles de cette entreprise horlogère ou de ces associations.

 

Et c’est bien là le but des hommes de l’État. Car la puissance naît de l’action, pas du discours. La démocratie participative encourage les citoyens à palabrer, et ensuite à laisser agir les hommes de l’État. Quel contraste avec le libéralisme, dont l’affranchissante devise est :

« Laissez faire » !

 

L’objection classique à l’émancipation de l’individu est que certains ne seraient pas assez responsable pour se prendre en charge. Ils ne donneraient pas d’éducation à leurs enfants, ils n’assureraient pas leur retraite, consommeraient des produits dangereux pour leur santé… Mais venant des démocrates, cette objection n’est pas recevable. Si les gens sont assez réfléchis pour décider comment les autres doivent vivre, ne le seraient-ils pas suffisamment pour mener leur propre vie ?

 

La  « théâtrocratie »

 

On reconnaît couramment deux vertus à la démocratie. D’abord, elle rabattrait la superbe des gouvernants, requis de solliciter le suffrage des citoyens, y compris des indifférents, des séniles, et des illettrés ; tous ont une valeur égale pour être élu. Coriolan se refusait à cette humiliation. Qui voudrait faire reconnaître sa compétence par ceux qui en savent moins que lui ? Si les élèves devaient juger leur professeur, ce ne serait pas sur le critère des connaissances, qu’ils sont incapables d’évaluer, mais sur celui de la personnalité. Est-il chaleureux, captivant, indulgent… ? Enseignerait-il que la somme des angles d’un triangle n’est pas égal à deux droits que les élèves ne s’en apercevraient pas, ou seulement bien plus tard (mais « bien plus tard » en politique signifie qu’un tort est déjà causé à des millions de personnes).

 

On comprend alors que le métier de politicien cousine avec celui de comédien. Partout dans le monde, on passe de l’un à l’autre ; des vedettes du show-biz s’engagent en politique. Car si un problème est trop complexe pour être expliqué à une population, le seul moyen d’obtenir son soutien est de faire appel à ses sentiments ; or les comédiens ne sont-ils pas les professionnels de l’illusion et de la manipulation des émotions ? Platon déplorait déjà la « théâtrocratie ». Il avait bien vu que l’émotion et les passions faussaient le jugement, et que l’une des vulgaires et irrésistibles tentations des politiciens était de les utiliser pour paralyser la réflexion. Car penser, c’est déjà résister.[16]

 

L’obligation de rendre des comptes

 

La seconde vertu de la démocratie, soulignée par Hayek, serait son côté pédagogique. L’obligation de solliciter les suffrages entraîne pour le politicien celle de rendre compte de sa gestion et informer l’électeur de ses intentions. Mais un bilan politique, comme un programme électoral, incluent des actions dans de multiples domaines. Les propositions et promesses des politiciens ne concernent pas tout le monde. L’électeur se prononce à partir de deux ou trois d’entre elles, alors que son vote comptera pour les imposer toutes au pays, y compris celles que cet électeur ne soutenait pas particulièrement, qui lui étaient même indifférentes.

 

C’est pourquoi quelques pays usent du référendum pour consulter la population sur un seul sujet à la fois. Chaque citoyen suisse, par exemple, est invité à se prononcer sur une trentaine de sujets par an, dont la plupart bien sûr ne le regardent pas. L’abstention à juste titre est massive. Seuls se rendent aux urnes les tyranneaux frustrés et les râleurs, tous zélés démocrates, qui ne peuvent s’empêcher d’intervenir dans la vie de ceux qui ne leur demandent rien. 

 

Pour illustrer d’un seul cas l’illogisme de ces référendums, je rappellerai celui qui demandait aux électeurs genevois d’approuver le principe d’un tunnel routier sous la rade qui divise la ville. Il devait épargner d’interminables bouchons aux très nombreux banlieusards de France et du canton de Vaud. Mais ceux-ci ne votent pas à Genève. En revanche, une brigade d’électeurs barbus et en anorak, qui affirmaient ne circuler qu’à vélo, et habitaient pour la plupart trop loin du tunnel pour en être incommodés, réussirent après une campagne vigoureuse à faire interdire sa construction.

 

La solution libérale, c’est-à-dire conforme à la justice, eut été de demander aux usagers s’ils étaient d’accord de payer des infrastructures pour faciliter leurs mouvements automobiles et dédommager éventuellement les riverains importunés. Qui d’autre que les usagers et les riverains pouvaient légitimement dire oui ou non à ce projet ?

 

Et l’on pourrait reprendre ainsi les dizaines de référendums organisés chaque année, par exemple sur les horaires d’ouverture des magasins, sur l’autorisation à une nouvelle compagnie de taxis d’opérer en ville, ou à l’Église catholique d’établir un évêché, comme si ces questions ne devaient pas être réglées par les intéressés eux-mêmes, les patrons et employés des magasins, les propriétaires et chauffeurs de taxis, et le Vatican.

 

Au moins l’organisation d’une votation dans le monde tangible prend-elle un certain temps, que les citoyens peuvent mettre à profit pour s’informer.  Que penser en revanche de ces référendums « en ligne », où les électeurs se prononceraient sur tout, à tout moment, dans un processus de « démocratie continue » ? Après un crime affreux, on pourra compter sur le rétablissement de la peine de mort, et après la découverte d’une erreur judiciaire, sur son abolition, et ainsi de suite au gré des sautes d’humeur et des billevesées.

 

Hayek a raison. La démocratie est bien une pédagogie. Mais la leçon qu’elle enseigne est qu’on peut obtenir ce qu’on souhaite par la violence de l’État. La civilisation a-t-elle besoin de cette leçon-là ?

 

 

 

Le mensonge démocratique

 

St Augustin écrit quelque part que tout le monde aime la vérité, même les menteurs, puisqu’ils voudraient que leurs mensonges soient la vérité. La démocratie est un mensonge qu’on aime. Nous voudrions tous qu’il soit vrai que ceux qui votent exercent le pouvoir, que leurs délégués défendent l’intérêt général, que les lois qu’ils promulguent délimitent les sphères du permis et de l’interdit.

 

Mais même les sommités de l’État et de l’intelligentsia ne peuvent plus nous faire accroire ce qui est si évidemment contraire au jugement et à l’expérience. Deux siècles de révolutions autour de la planète nous confirment, sans aucune exception, que les délégués du peuple confisquent le pouvoir et ne le rendent pas. L’intérêt général se confond vite avec le leur. Leur législation ne trace pas la frontière entre le permis et l’interdit – cette distinction est déjà opérée par les prescriptions de la morale et du Droit - mais entre ceux qui à qui ce sera  permis et ceux à qui ce sera interdit. La loi des démocrates ne dit pas : « Tu ne tueras pas », elle désigne certaines personnes qui ont le droit de tuer, les militaires et les flics. La loi des démocrates n’ordonne pas : « Tu ne voleras pas », elle dit que certaines personnes seulement ont le droit de voler, les agents du fisc et des douanes… Modeste souverain assurément que ce peuple qui jouit de moins de droits que ses supposés serviteurs.

 

Démocratie et médiocrité

 

Certains êtres humains sont porteurs d’une mission. Ils sont inspirés par un grand dessein et ils appellent les peuples à les suivre. Alexandre, Saint Louis, De Gaulle… sont quelques noms qui viennent à l’esprit. L’aristocratie européenne, d’où les souverains étaient issus, était éduquée dans cette conviction que ses membres étaient des élus, non pas de ceux en dessous d’eux, mais d’une autorité supérieure. Même si beaucoup ne se montrèrent pas à la hauteur de cette vocation, ils formaient collectivement la dimension verticale des nations.

 

Tocqueville a bien montré que sans cet appel vers le haut, la démocratie n’est qu’une masse avachie, « un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ». Aucun pays du monde ne correspond mieux à ce célèbre tableau de Tocqueville que celui où la démocratie est la plus accomplie, la Suisse. Depuis un demi-siècle, elle est la patrie rêvée des gens sans rêve, toute propre, bien pensante, sans passion ni conflit, où la soumission est une vertu, la délation un devoir, le journalisme une propagande.[17]

 

Comme on ne saurait supposer que les helvètes soient génétiquement différents du reste des humains, et comme la population se répartit en quatre langues et cultures, il faut accepter ce qu’ils disent d’eux-mêmes, que la seule institution qui les unit est la démocratie. Si ces montagnards ont les idées plates, c’est donc à la démocratie qu’ils le doivent. Ce qui est logique après tout. Avec des référendums toutes les trois semaines pour permettre ou interdire aux gens de faire ce qu’ils souhaitent, comment prendre son essor ? comment être excentrique, inspiré, novateur ? Pour ne prendre qu’un exemple, beaucoup de visiteurs se demandent pourquoi Genève, une des villes les plus riches du monde, siège d’une pléiade de banques et d’institutions internationales, ne peut s’enorgueillir d’aucune grande réalisation architecturale. Mais lorsque pour construire sur son propre terrain avec ses propres fonds, il faut dix autorisations de gratte-papiers, et être approuvé par un référendum de béotiens, on a une architecture de gratte-papiers béotiens.

 

Le conflit entre la démocratie et la création ne se limite pas évidemment au seul domaine de l’art. Il s’étend à tout ce qui affecte notre vie : la science, le commerce, le droit… La démocratie s’est substituée à ces autres forces qui entravaient la créativité de nos ancêtres : le poids de la tradition, les tabous religieux, les interdictions d’entreprendre faites aux femmes et aux castes inférieures… Or l’intérêt pour chacun de vivre en société est que nous bénéficions de l’invention et des initiatives des autres, même si nous ne les comprenons pas, et si nous ne savons pas comment elles fonctionnent. Le respect du droit de propriété suffit à protéger des conséquences de ces entreprises ceux qui les jugent néfastes. En revanche, précisément parce que nous sommes incapables de saisir la portée de certaines innovations, qu’elles soient artistiques, économiques ou technologiques, laisser à la masse des citoyens le droit de les censurer revient à ramener la civilisation au plus petit commun dénominateur de l’entendement humain. Au moins, l’aristocratie formait-elle une élite lettrée, audacieuse, qui s’avéra capable de grandes réalisations, parce qu’elle n’était pas tenue de sacrifier au culte démocratique de la médiocrité.[18]

 

La fin de l’innocence

 

Tous les comploteurs le savent, ceux qui ont à connaître de l’opération doivent être « mouillés ». Leur implication est le gage qu’ils ne pourront pas dénoncer le forfait et s’en déclarer innocents. La démocratie ne supporte pas l’innocence. Si le gouvernement incarne la volonté du peuple, comment le peuple ne serait-il pas responsable des exactions du gouvernement ? Même ceux qui ont voté contre sont complices puisqu’en jouant le jeu, ils ont légitimé le système qui permet l’arbitraire juridique, les violences policières, le mobbing fiscal, l’agression militaire et douanière contre l’étranger… Les serfs, les colonisés, les femmes, les juifs, lorsqu’ils n’étaient pas directement victimes du pouvoir, pouvaient au moins se proclamer innocents de ses crimes. En devenant citoyens électeurs d’un État, ils s’en rendent complices. Il est impossible de garder son intégrité morale, et de participer en même temps à la légitimation du pouvoir politique.

 

Celui qui s’assied à une table de jeu ne doit pas se plaindre lorsque le sort lui est contraire. Si des partis nauséabonds de droite ou de gauche viennent à gagner des élections en Europe, ou des fondamentalistes religieux en Afrique, et des expériences récentes montrent que c’est possible, que peuvent dire les démocrates qui ont accepté d’avance le verdict des urnes[19] ?  Eux aussi auraient imposé leurs lois s’ils avaient gagné. Un fusil peut être utilisé défensivement ; un bulletin de vote est toujours une arme offensive. Au lieu de cette archaïque guerre démocratique, qui ne laisse que des vainqueurs provisoires et des vaincus revanchards, pourquoi chacun ne serait-il pas libre de vivre selon ses valeurs, islamistes, communistes, capitalistes…, au sein de communautés auxquelles il ou elle se sent appartenir ?

 

Et si le règlement d’une de ces communautés stipule que les décisions sont prises à la majorité des membres, cette règle acquiert une authentique légitimité, puisque ceux qui l’acceptent l’ont formellement approuvée et ont la faculté de faire cesser le pouvoir de la communauté sur eux en démissionnant. Arguer que la constitution s’impose à ceux qui n’en veulent pas est énoncer une contradiction interne de la démocratie, puisque c’est reconnaître que la légitimité du pouvoir ne dépend pas de l’assentiment de ceux sur lesquels il s’exerce. Si le pouvoir démocratique peut contraindre ceux qui le rejettent, la démocratie n’a plus d’argument contre les tyrans de toutes espèces.

 

 

 

L’incantation démocratique

 

En commençant cette intervention, je rappelais les liens vieux de 300 ans entre la science moderne quantitative et la démocratie. Mais la méthode scientifique, fondée sur la logique rationnelle cognitive, ne s’est pas substituée aussitôt à toutes les autres formes de connaissance. Par exemple, nous rencontrons encore quotidiennement autour de nous des pratiques magiques. Elles ne sont pas délirantes. La magie n’est pas la représentation hallucinée d’une réalité qui serait autrement évidente. Comme l’écrit Ken Wilber, la magie est plutôt la perception souvent approximative d’un niveau primitif de réalité, centré sur l’émotion et la sexualité.[20]  La politique, qui fait appel aux sentiments primitifs de prédation et de pouvoir sur autrui, a mis plus longtemps que nos autres conceptions du monde pour passer au stade rationnel. Nous adorons ses idoles. Car il est rassurant de croire que des éléments que nous contrôlons, comme des amulettes et des grigris, ont plus de pouvoirs qu’ils n’en déploient réellement.

 

L’institution de l’État est un exemple remarquable d’idolâtrie moderne. Par la célébration rituelle des élections présentées comme une grande messe sociale, elle nous permet de participer au culte qui influencera l’idole en notre faveur. Si nous lui faisons l’offrande du bon bulletin de vote, elle nous apportera la sécurité, l’emploi à vie, une retraite confortable, des soins médicaux gratuits, la protection de l’environnement, une bonne école pour nos enfants… Toutes ces grâces pleuvront par miracle. Nous n’aurons rien à faire nous-mêmes pour gagner ces bienfaits. Qu’y a-t-il de plus magique que cette croyance-là ?

 

Certaines illusions sont si douces qu’il faut du temps pour s’en déprendre. L’illusion démocratique nous leurre plus longtemps que d’autres, pas seulement en flattant notre névrose de pouvoir, mais aussi en présentant comme siennes les réussites des autres : celles du libéralisme, qui attache des droits à chaque personne humaine, celles du capitalisme, génératrices de prospérité. A travers cette construction symbolique fondatrice de l’ordre social, le clergé des hommes de l’État et ses protégés peuvent pérenniser leur exploitation. Le plus sûr moyen de se protéger de leur violence, et surtout de protéger son âme, est de refuser leur logique du pouvoir. Le déligitimer. Ne pas voter. Refuser d’être complice. Il émergera de ce refus de la compromission politique un appel aux consciences individuelles. La société juste ne se construira pas par le haut, par la magie d’un bon gouvernement, mais par le bas, par l’émancipation de chacun, conscience après conscience.

 

Vivre ensemble implique des normes. Pour nous, libertariens, la norme universelle est simple, elle est le respect de chaque être humain, de ses croyances, et des biens matériels auxquels il est attaché. Les libertariens ne vivent pas dans leur trou, oublieux des autres. La société que nous construisons, inédite dans l’Histoire, est une société sans pouvoir, à la fois très modeste, car elle renonce aux grandes épopées des princes et des États, et très ambitieuse, car elle demande l’engagement de chacun au quotidien. C’est une société qui abandonne la politique pour la politesse, la citoyenneté et le civisme pour la civilité.

 

 

 

D’après la transcription d’une conférence donnée en anglais

au Congrès mondial d’ISIL et de Libertarian International,

tenu à Dax, du 1er au 5 juillet 2001, en célébration du

bicentenaire de la naissance de Frédéric Bastiat.                                             

 

www.liberalia.com                                                                            cmichel@cmichel.com

 



 

[1]   Rudolph Rummel, Understanding Conflict & War, Sage Publications, 1975

Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, London, Penguin Books, 1992
Amartya K. Sen, Poverty & Famine, An Essay On Entitlement And Deprivation, Oxford University Press, 1984

 

[2]   Un ouvrage récent et bien documenté illustrant cette thèse est celui d’Hernando de Soto, The Mystery of Capital, Why Capitalism Triumphs In The West And Fails Everywhere Else, Basic Books, 2000

 

[3]    Paradoxalement, c’est dans les pays les moins démocratiques où la constitution est d’adoption récente qu’on peut dire qu’une partie au moins de la population l’a approuvée en la ratifiant par référendum. Dans les pays de démocratie plus ancienne, le citoyen n’a a adhéré à rien. Il est donc logique que,  juridiquement, il ne puisse démissionner d’une organisation à laquelle il n’appartient pas. Ainsi, le lien politique n’est rien d’autre que celui que les plus forts et les plus nombreux imposent aux minorités et aux faibles.

 

[4]   Voir en particulier Murray Bookchin, The Ecology of Freedom, Cheshire Books, 1982.

 

[5]   Cette conception de la souveraineté populaire faisant fi du Droit trouva une parfaite illustration à l’Assemblée nationale française il y a quelques années lorsque l’opposition reprocha au gouvernement de violer la loi. Elle s’attira la riposte cinglante : « Vous avez juridiquement tort, parce que vous êtes politiquement minoritaires ». Version démocratique de « L’État, c’est moi ! ».

 

[6]  Par exemple, dans des cas de censure, d’attribution de subventions, ou d’expulsion de sans-papiers.

 

[7]    Voir René Guénon, Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, NRF-Gallimard, 1945.

 

[8]   “A democracy cannot exist as a permanent form of government. It can only exist until the voters discover that they can vote themselves largesses from the public treasury. From that moment on, the majority always votes for the candidates promising them the most benefits from the public treasury, with the result that a democracy always collapses over a loose fiscal policy, always followed by a dictatorship. The average age of the world's great civilizations has been 200 years. These nations have progressed through this sequence:
From bondage to spiritual faith; From spiritual faith to great courage;
From courage to liberty; From liberty to abundance;
From abundance to selfishness; From selfishness to complacency;
From complacency to apathy; From apathy to dependence;
From dependence back into bondage.”

Alexander Fraser Tyler,  cité par Doug Newman, sur le site www.geocities.com/fountoftruth

 

[9]      L’État, composition parue au Journal des Débats, numéro du 25 septembre 1848, disponible sur l’excellent site consacré au grand économiste français : www.bastiat.org

 

[10]   Voir Hans-Hermann Hoppe, The Political Economy Of Monarchy And Democracy And The Idea Of A Natural Order, ainsi que son Les élites naturelles, les intellectuels et l'État (trad. François Guillaumat), deux textes publiés sur le site de Liberalia ( www.liberalia.com )

 

[11]   La démocratie s’honorerait de ne lever qu’un impôt unique, celui sur les personnes physiques, et, soit de le rendre universel comme le suffrage (en France, la moitié des ménages ne paient pas d’impôt sur le revenu), soit de le rendre volontaire, la contrepartie de payer l’impôt étant d’en décider l’affectation. Dans les deux cas, le nombre de voix serait proportionnel aux contributions versées ;  ceux qui sous-estimeraient leur déclaration d’impôt perdraient des voix, ce qui est logique. Chaque citoyen assumerait ainsi la responsabilité financière de ses préférences politiques. Mais on comprend que le berger veuille cacher au mouton les ciseaux qui vont le tondre. Les droits de douane, la TVA, les taxes et droits divers, sont bien plus faciles à prélever, parce qu’ils semblent indolores. Ils ont aussi l’avantage de pénaliser plus lourdement les pauvres, qui sont moins vigilants, et qui exercent moins d’influence sur les hommes de l’État.

 

[12]   Dans une logique « citoyenne »,  les étrangers payant des impôts auraient été naturellement électeurs de la première de ces assemblées et éligibles ; pas nécessairement de la seconde.

 

[13]   Là encore, la comparaison avec le régime monarchique est éclairante. Le monarque régnait sur des peuples de mœurs et de coutumes différents, sans allégeance à aucun d’entre eux. L’armée était souvent composée de mercenaires, et personne ne trouvait incongru qu’un Cardinal italien fût premier ministre de la France, qu’un Maréchal de Saxe commandât ses armées, ou qu’un Duc de La Rochefoucauld fût gouverneur d’Odessa (c’est même ce gouverneur-là qui fit construire les fameux escaliers du port, immortalisés dans Le Cuirassé Potemkine).

 

[14]   L’idéologie citoyenne, en fait, ne comprend qu’une alternative : avec moi ou contre moi. La Patrie ou la mort. Si tu es contre elle, tu n’as pas le droit de vivre. Il n’y a que la citoyenneté qui compte. Peu me chaut que tu sois musicien, bon père de famille, jardinier ou banquier. Les jacobins donneront vite cette interprétation de la citoyenneté : « Sois mon frère, ou meurs ». La gentille communauté des citoyens, on la voit bien dans les manifestations obscènes de joie à l’annonce des résultats d’élections, surtout dans le pays qui a inscrit la fraternité dans sa devise. (Au football aussi, les gagnants font la fête, mais l’enjeu n’est pas le même, n’est-ce pas, l’équipe malheureuse ne va pas subir des années durant le pouvoir, les lois, les impôts, la censure des vainqueurs).

 

[15]   Jean Guéhenno, The End Of Nation-State, transl. Victoria Pesce Elliott, University of Minnesota Press, 1995.

 

[16]   Ma génération est la dernière qui a connu des héros en politique. Mes camarades de lycée épinglaient des posters de Mao, Trotsky ou Che Guevara sur leurs murs. Des canailles, certainement, mais des canailles magnifiques. Constatons en notre temps l’arrivée au pouvoir des bouffons, signe infaillible que nous sommes bien en démocratie.

 

[17]   La loi suisse  impose désormais aux banquiers de dénoncer à la police toute transaction financière inhabituelle de leurs clients. Il suffit de parcourir la presse et d’écouter quelques émissions de radio et de télévision pour apprécier l’empressement des journalistes suisses à soutenir toutes les propositions liberticides de leurs politiciens. Inversement, les créateurs sont superbement ignorés ou crucifiés.

 

[18]   On voudrait aussitôt opposer la belle profession d’indépendance d’esprit de Romain Rolland dans l’introduction de Clérambault : « Le développement universel des démocraties, mâtinées d’une survivance fossile : la monstrueuse raison d’État, a conduit les esprits d’Europe à cet article de foi, que l’homme n’a pas de plus haut idéal que de se faire le serviteur de la communauté. Et cette communauté, on la définit : État… De libres âmes, de fermes caractères, c’est ce dont le monde manque le plus aujourd’hui. Par tous les chemins divers : soumission cadavérique des Églises, intolérance étouffante des patries, unitarisme abêtissant des socialismes, nous retournons à la vie grégaire… Allons, ressaisissez-vous, vous qui ne croyez pas que le cycle de l’homme soit révolu ! Osez-vous détacher du troupeau qui vous entraîne ! Tout homme qui est un vrai homme doit apprendre à rester seul au milieu de tous, à penser seul pour tous, et au besoin contre tous. » (cité par Charles Baudouin, dans La Force en nous, Delachaux&Niestlé, 1950).

 

[19]   Wendy McElroy a raison en déclarant qu’elle n’aurait pas voté aux élections allemandes de 1932 et 1933, qui ont porté les nationaux-socialistes au pouvoir, même si son vote avait compté pour leur barrer la route de la Chancellerie. Car son vote servait précisément à légitimer le système qui donnait le droit à de telles brutes de s’installer au pouvoir.  Wendy McElroy, Why I Would Not Vote Against Hitler, article paru dans Liberty, Mai 1996, republié par The Voluntaryist, N° 85, Avril 1997, disponible sur  http://user.aol.com/vlntryst

 

[20]  Ken Wilber, Sex, Ecology And Spirituality, Shambala Publications, 1995

Rédigé par Karevé

Publié dans #Politique

Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article