LES « INTERETS PROPRES » DE LA MARTINIQUE

Publié le 13 Janvier 2010

Jean Bernabé

lundi 11 janvier 2010

Le rejet massif de l’article 74 par l’électorat martiniquais conduit à conclure, ou bien que la Martinique n’a pas d’intérêts propres, ou bien que la majorité des gens de notre pays ne veulent pas défendre ces intérêts ou encore qu’ils pensent que cet article de la constitution ne saurait avoir une telle vocation. Il y a lieu de penser soit qu’ils ne sont pas en mesure de discerner ces intérêts, soit qu’ils pensent que ces derniers s’identifient à ceux de la Métropole (on ne me fera pas, au nom du politiquement correct, renoncer à cette désignation de la France qui exprime fort bien les relations existant entre ce pays et ses territoires ultramarins), soit encore qu’ils sont persuadés que le personnel politique n’est pas en mesure d’assumer les supposés aspects progressistes attribués à cet article 74, qui, le cas échéant, conduirait alors notre société non pas vers le progrès, mais vers le désastre. Ici, plane de toute évidence le spectre de l’indépendance, comme largage et comme aventure.

N’étant pas politologue, je ne sais si ces hypothèses sont exhaustives ni laquelle serait la bonne. En tant que citoyen, j’ai la conviction que ce scrutin marque la fin d’une ère. Celle non pas de la fin de l’opposition gauche-droite, mais celle d’une certaine rhétorique politique au service du conservatisme ou du changement statutaire. On a, par exemple, entendu à maintes reprises les partisans du 73 utiliser les mots de « responsabilité », de « dignité martiniquaise », expression traditionnellement réservé au discours anticolonialiste, et les adeptes du 74 insister sur le maintien non remis en cause de la Martinique dans la République Française et ce, en se réclamant de l’autorité d’un chef de l’Etat de droite, pratique habituelle des départementalistes, même si le propos était surtout tactique. Bref, le piège sarkozyste s’est refermé. Il faut dire qu’il était très finement fabriqué.

Nous sommes entrés dans l’ère du post-césairisme, qui est en fait un accomplissement du césairisme. Cette phase historique est en effet marquée par la récupération d’un discours fétichisé. Tiré surtout dans les sens les plus aptes à soutenir et rendre crédibles les ambitions politiques des différentes parties en présence. Désormais, la pensée politique de Césaire n’appartient plus au seul PPM, il est le bien commun de tous les partis. Un Césaire réinterprété, redisons-le, en fonction des tropismes de chacun. Nous devons nous garder d’adhérer à ces vulgates opportunistes et partisanes de la pensée césairienne, pour revenir à ce que cette dernière a de plus fondamental. Césaire n’a jamais renié l’irrédentisme du Rebelle. Pour lui, la décolonisation de la Martinique n’était pas négociable, même s’il a envisagé un moratoire, signe de naïveté du grand poète devant un redoutable renard dissimulé sous l’habite du grand humaniste. Pour Césaire, compte-tenu des rapports de forces géopolitiques, l’intégration des vieilles colonies non pas tant à la France qu’à la République Française, à condition d’être authentique pouvait constituer une manière de décolonisation. D’où, après sa désillusion, son projet d’autonomie propre à inscrire l’identité antillaise dans une identité historique plus large pouvant aller jusqu’aux limites de l’Europe. Cette stratégie de décolonisation, qui n’est rien moins que paradoxale, se comprend à partir de l’américanophobie césairienne, inspirée d’un refus de souscrire au modèle étasunien, ce à quoi pouvait conduire à terme une indépendance, du moins dans le contexte de l’époque, contexte qui n’a pas encore changé, malgré l’ élection d’Obama. Le prophétisme lyrique du poète Césaire rencontre alors le réalisme du politique, député-maire, conscient de surcroît des gouffres d’où son peuple peine à émerger, malgré l’immense effort de désaliénation auquel il a largement contribué. Autrement dit, l’autonomie, dans la démarche césairienne est le moins mauvais des pis-aller. Pour lui, la voie vers l’indépendance n’est pas fermée, pour la bonne raison qu’elle n’est pas encore ouverte dans le tuf de l’histoire. Si Césaire avait eu une personnalité à la Sékou Touré, il n’y a pas de doute qu’il aurait choisi le chemin de l’indépendance, une indépendance qui, soixante ans après constitue encore un effroyable épouvantail. Comme quoi, la route a du mal à être creusée le tuf ! En d’autres termes, le modèle des indépendances africaines (obtenues soit par la lutte armée, soit octroyées par un savant calcul gaullien) n’a jamais été celui de Césaire, qui a d’ailleurs très vite critiqué les dérives des nations africaines théoriquement indépendantes et en réalité soumises au joug d’un néo-colonialisme pervers et implacable.

Il est évident que si le PPM avait prôné l’article 74 (qui correspond à une certaine autonomie, malgré le vague sur les compétences), ce dernier aurait eu l’aval de la majorité des électeurs. Le scrutin du 10 janvier et la brève campagne (même plus longue, le verdict des urnes eût été le même) qui l’a précédé est en fait une opposition à peine dissimulée entre l’autonomie comme étape vers l’indépendance et l’autonomie comme ancrage (provisoire ou définitif) dans la République Française. Pour aller vite, il convient de mettre en cause l’opposition entre deux figures du personnel politique : Marie-Jeanne et Letchimy. Cette opposition qui est plus politicienne que politique renvoie à un duel pour l’hégémonie, lequel déborde du cadre spécifique de la pensée politique césairienne. Un succès du 74 aurait probablement, toutes choses égales par ailleurs, fait pencher la balance du côté de Marie-Jeanne et cela ne pouvait en toute logique hégémonique convenir au PPM. Cela dit, le succès du 73 n’assure pas pour autant la direction de la future Région au PPM et ses alliés. Ce que ce parti et ses et affiliés (ou affidés) appellent la « troisième voie » a toujours été la deuxième voie. En effet, historiquement, la première est celle de la départementalisation pure et dure, la deuxième, celle de l’autonomie dans la République, et la troisième (à partir, notamment, des événements de décembre 1959), l’indépendance.

L’autonomisme PPM (que je distingue de l’autonomie qui peut être factuelle et non pas systémique) se présente aujourd’hui comme une « troisième voie ». Paradoxalement, cette voie se manifeste par le choix des termes (forcément binaires) de l’alternative proposée. Cela signifie que ses promoteurs ont parié sur la mort programmée du départementalisme mais aussi de l’indépendantisme, toutes mouvances qu’ils espèrent transcender, dans un mouvement dialectique. Ils consacrent déjà mentalement et implicitement l’indépendantisme comme « deuxième voie », une fois éliminée la première, l’assimilationnisme. Cette voie-là n’est pourtant pas encore politiquement disqualifiée et la position des « nonistes » de la mouvance UMP, quant au scrutin du 24 janvier, nous dira si dans leur esprit l’idée d’une collectivité unique devra ou non l’emporter sur celle, à minima, d’une assemblée unique. Il est sûr que pour continuer à exister, la droite a politiciennement intérêt à s’opposer à l’article 73, après avoir feint, tactiquement d’y souscrire, histoire de plomber le 74. Il eût été maladroit d’apparaître comme des nonistes absolus. Bref, la collusion objective entre PPM et UMP pourrait exploser. En tout cas, quand des intellectuels comme Chamoiseau et Glissant utilisent le tremplin de leur réputation (revendiquée ou autoproclamée ?) d’indépendantistes pour militer contre l’article 74, il y a tout lieu de croire que le paysage idéologique martiniquais est en train de connaître un changement significatif. Un changement qui nous ramène vers le retour d’une opposition frontale entre la mouvance indépendantiste et la mouvance autonomiste. Ce pourrait être une occasion pour une partie de la droite martiniquaise de retrouver des couleurs et une crédibilité idéologique plus conforme à l’air d’un temps marqué par le génie césairien. Cela augure d’étonnantes recompositions du paysage politique et idéologique de la Martinique. Il est caractéristique que la Guadeloupe ne se soit absolument pas inscrite dans l’alternative 74 vs 73. Le mouvement indépendantisme guadeloupéen, à partir d’une action syndicale à large empan est en train de travailler à la renaissance d’une option indépendantiste de type nouveau, débarrassée des dangereuses stupidités du maoïsme et autres courants idéologiques suivis par pur mimétisme ou internationalisme abstrait. Une sorte de démonstration par l’absurde est en train d’être faite par Domota et ses adeptes quant aux effets pervers du système politique, social, économique de la Guadeloupe. On assiste dans ce pays à la montée en puissance d’une lame de fond populaire qui correspond à une stratégie très différente de celle mise en œuvre par les tenants martiniquais du changement statutaire. Raison pourquoi, le personnel politique de la gauche martiniquaise n’est pas domotiste. Et qu’elle l’a prouvé, laissant aux trotskystes, minoritaires, le loisir de domotiser. (Au fait, nom prédestiné, n’est-ce pas, que celui de Domota, qui comporte, comme une sorte de radical, un homophone de l’acronyme D.O.M. Il est vrai que ce patronyme comporte le suffixe « -ota » (probablement imaginaire), qui doit probablement infirmer tout attachement de son titulaire au statut de département français ! ).

La question qui se pose au citoyen que je suis est la suivante : que l’article 73 soit accepté ou pas (il le sera probablement, tant la modification est cosmétique, mais sait-on jamais, ce qui peut se passer dans un contexte de frayeur ?) quels seront les nouveaux recours stratégiques des indépendantistes martiniquais. L’affirmation politique de leur indépendantisme restera-t-il compatible avec l’alliance qui les a unit électoralement (y compris probablement aux prochaines échéances régionales) au RDM, lui, parti autonomiste. Ou alors, le RDM fera-t-il, pour terminer sa mutation, le saut vers une certaine forme d’indépendantisme ? Sous forme rhétorique ? Ou de façon programmatique ? On peut aussi se demander comment le cadre de l’identité législative pourra à l’avenir déboucher sur des résultats positifs qu’ils n’a pas su apporter précédemment. Les tenants de gauche du non pourraient alors regretter d’avoir raté une opportunité. Sauf s’ils sont persuadés que leur combat pour l’autonomie trouvera un accomplissement dans la constitution française, manière de la rendre intangible. Nul doute que nous assistions là à un tournant de la réflexion du pays martiniquais sur lui-même. Même si cette réflexion est entachée de beaucoup trop d’arguties de politicaillerie. Mais ne soyons pas angéliques ! La politique existe-t-elle sans sa caricature ?

Evolutions à suivre !

JB

Rédigé par Karevé

Publié dans #Politique

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