La vengeance des corniauds - Joe BAGEANT 2006
Publié le 4 Décembre 2009
Revenge for the mutt people par Joe BAGEANT 10 janvier 2006
Il y a plusieurs années je travaillais dans un élevage industriel de porcs appartenant à la tribu des Indiens Cœur d'Alène dans le nord de l'Idaho. L'endroit puait les truies gestantes mortes et
pourrissantes que nous découpions pour les sortir des cases de mise bas — élevées à mort dans la course à la production de porc. Et ça puait les énormes bassins qui retenaient des millions de
litres de lisier et des porcelets en décomposition, et chaque mètre carré était empoisonné par les pesticides utilisés pour tuer les insectes que les porcs attirent et par les antibiotiques
administrés aux porcs par sacs de quarante cinq kilos. Les Indiens Cœur d'Alène refusaient d'endurer ce genre de conditions ; ils ne voulaient même pas gérer l'endroit. Ils le
sous-traitaient. Comme disait mon ami Walter Wildshoe : Il n'y a qu'un homme blanc pour travailler là
.
L'élevage de porc, cependant, offrait un avantage social. Le gérant blanc donnait aux employés n'importe quel jeune porc qui développait de grosses tumeurs — ceux avec des tumeurs plus petites que des balles de golf allaient sur le marché avec le reste des porcs — ou qui était né avec des difformités telles que la tête écrasée de travers avec les deux yeux du même côté, ou une patte qui dépassait du dessus du corps au lieu du dessous. Nous, les employés, nous les tuions et nous les mangions. Parmi les employés de l'élevage de porc, dont tous étaient de rudes descendants des corniauds irlando-écossais, n'importe quelle sorte de porc gratuit était prisé, déformé, avec des tumeurs ou autrement. On ne voyait jamais un Suédois manger de ce truc.
Alors je ramenais ces porcs à la maison et, en utilisant un grand couteau de boucher, je leur entaillais la gorge dans les bois, juste devant mes deux gamins — âgés de deux et quatre ans à
l'époque — sans même broncher alors que les porcs criaient presque comme des êtres humains et dégueulassaient tout autour, répandant partout d'épaisses giclées sombres de sang. Cela ne me
dérangeait pas le moins du monde, comme cela n'a jamais dérangé mon père ou mon grand-père. Ni cela ne semblait déranger mes enfants quand ils regardaient, tout comme cela ne me dérangeait pas,
enfant, quand mon oncle me tendait des sacs de chatons de grange pour les noyer dans le ruisseau. Et Walter aurait secoué la tête et dit : Il n'y a qu'un homme blanc pour lutter contre un
porc avec un couteau de boucher. Un Indien l'abattrait avec une arme.
sites noirs, les prisons secrètes de l'Amérique à travers la planète. Ou, sur une échelle de cruauté plus banale (d'après une séquence de CBS4), en train de botter à mort des centaines de poulets chaque jour à l'usine La Fierté du pèlerin à Wardensville en Virginie occidentale, sur la même route que d'où j'écris ceci. Ou considérez l'image du corps de Matthew Shepard5 tordu sur cette barrière du Wyoming... Tout cela est notre ouvrage. Nous les fils et filles à face de corniaud de la république. Nés pour botter à mort votre blanc de poulet dans les plus sombres, les plus lugubres coins de notre grande terre, nés pour tuer et être tués dans les courses de stock-car, les querelles domestiques d'ivrogne, et bien sûr dans les ruelles empoussiérées de désert aux lisiéres de l'empire. Les libéraux6 urbains de la classe moyenne ne nous revendiquent peut-être jamais comme leurs frères, encore moins comme leurs serviteurs consentants, mais comme on dit en prison, nous sommes votre viande. Nous accomplissons vos ordres. Votre refus d'admettre que nous faisons le sale boulot à votre place, sans parler des coups de poings internationaux et des agressions pour la république — dont vous bénéficiez matériellement plus que nous n'en bénéficierons jamais — ne rend pas cela moins vrai.
Littéralement depuis la naissance, nous recevons du conditionnement en abondance pour tuer ces niakoués7
et ces singes des sables
, et n'importe
qui d'autre doit être tué à un moment particulier de l'histoire d'après nos dirigeants. Comme la plupart des gamins de pécores8 de ma génération, dès que j'ai
pu marcher j'ai joué à des jeux dans lesquels je faisais semblant (je m'entraînais à) tuer des Japs
, des Indiens, des Allemands, des Coréens, des Zoulous africains (comme on le voit dans
les films Zulu et Uhuru !), jouant diversement le rôle de la cavalerie américaine, des Vikings à la Kirk Douglas, des GI de la Seconde Guerre mondiale, des soldats coloniaux et bien sûr des
soldats confédérés. Petits pécores blancs, nous jouions avec des soldats en plastique que nous torturions par les flammes, les pétards, les ruisseaux brûlants d'essence, de kérosène ou d'essence
à briquet. Et si un bombardement atomique était nécessaire, les M80 et les ashcans9. Nous allions nous coucher en rêvant aux hurlements des brutes
malveillantes que nous avions châtiées le jour, tous ces ennemis de notre démocratie et de notre façon de vivre aux yeux bridés et svastikés
. Plus tard, post-moutards au lycée, on traînait
en voiture en cherchant la bagarre à quiconque était différent, l'autre
, qu'il soit noir, bronzé, ou simplement d'une autre école ou d'un autre comté. Jeunes hommes nous nous querellions
dans les bals, les fêtes ou simplement en se regardant l'un l'autre, ivres et pleins d'ennui. Nous nous battions pour des femmes, pour des sacs de dope qui ne faisaient pas leur poids, pour de
l'argent dû et de prétendues insultes à son honneur, son épouse, sa mère ou son modèle de voiture — Ford contre Chevy. En d'autres mots, toutes les plus nobles causes de la culture de la racaille
blanche10. Avec la tradition combative
des Irlando-Écossais derrière nous, on se fracassait incessamment les uns contre les autres sur les terrains de
logements mobiles et dans les bistrots, la nuit et le jour, sous la pluie et dans la chaleur de l'été jusqu'à ce que finalement on atteigne la mi-cinquantaine et qu'on perde notre enthousiasme
(sans parler de notre endurance) pour le plus vénéré des sports frontaliers11.
Ladite méchanceté est polie en une piété meurtrière ultra-brillante des plus utiles aux autorités militaires. Ainsi, lorsque nous atteignons l'âge militaire (qui est d'environ douze ans), nous
sommes capables de faire un Lynndie England12 sur n'importe quelle sorte d'humain qui ne nous est pas familier de notre point de vue culturellement ignorant —
de le faire à l'autre
. Envoyés en Irak ou en Afghanistan, la plupart d'entre nous, sur un signe de tête, peuvent torturer l'autre
avec autant d'indifférence qu'un chat joue avec une
souris. Que nous puissions le faire si volontiers et sans remords est l'un des plus sombres secrets à la base de la mythologie des héros
que la machine culturelle égraine avec tant de
ferveur au sujet de la série continue de guerres qui se déroule en ce moment. Et quand l'un d'entre nous est tué par un tireur des toits à Bagdad, nous pleurons et nous suons de peur, nous nous
regroupons entre frères frontaliers sous l'antique serment d'allégeance ultime et de courage. Et on y croit quand on fait ça.
Environ la moitié des Américains tués en Irak viennent de communes comme Winchester en Virginie, ou Romney en Virginie occidentale, ou Fisher dans l'Illinois, ou Kilgore au Texas, ou... Environ
quarante-cinq pour cent des Américains morts en Irak viennent de communes de moins de quarante mille habitants, bien que ces villes ne constituent que vingt-cinq pour cent de notre population.
Ces prétendus volontaires font partie, de fait, du contingent de ce pays — la conscription économique — la carotte étant politiquement préférable au bâton. La carotte n'a pas besoin d'être très
grosse par ici, où livrer de la nourriture surgelée en gros aux restaurants avec sa propre voiture entièrement sur commission est considéré comme une bonne opportunité de s'auto-employer. Je suis
sérieux. L'un de mes fils l'a fait une paire de mois. Une fois que l'on a saisi les implications d'un tel environnement concernant le prétendu rêve américain, l'armée à mille-trois-cent
balles13 par mois, une prime d'engagement et le gîte et le couvert gratuits commencent à avoir l'air très sympathique. Même une longue excursion à se faire
botter le cul sous les tropiques en tuant des types bronzés devient attirante. Particulièrement comparée à la compétition avec d'autres types bronzés chez soi, à trimballer des rouleaux de
pelouse à travers le territoire en perpétuelle expansion des manoirs pavillonnaires. Dans le processus, nous les corniauds prenons des leçons concrètes que l'ensemble des étudiants de troisième
cycle qui s'extasient sur l'économie sans salariat ne peuvent pas connaître. Par exemple, nous savons de première source qu'il n'y a aucune façon de battre les petits bronzés rouleurs de pelouse,
prêts à dormir dans leur voiture et à vivre de haricots en boite et de soda de la marque du magasin. Il vaut mieux se porter volontaire
pour l'armée.
formation aux carrières professionnelles, aussi conçue pour aspirer le blé fédéral. Soyons honnête ici : obtenir son bac dans un lycée pécore américain moyen, ici, dans la banlieue profonde, n'est pas exactement le chemin vers la pelouse de Harvard. Votre meilleur choix d'éducation est probablement celui que vous voyez sur votre pochette d'allumettes15.
Maintenant que l'éducation a été réduite à n'être plus qu'une autre industrie, une série stratifiée de moulins à formation professionnelle, allant des écoles de conduite de camion aux universités d'État, notre pays n'est plus capable de créer des citoyens vraiment éduqués. L'éducation n'est pas censée être une industrie. Son usage approprié n'est pas de servir les industries, que ce soit en usinant des robots ineptes pour l'encadrement intermédiaire ou à travers la recherche achetée par l'industrie à la poursuite de meilleurs médicaments pour l'érection. Son usage approprié est de rendre les citoyens capables de vivre des vies responsables qui créent et améliorent leur culture démocratique. Cela ne peut pas se faire seulement en générant et en accumulant des montagnes d'information, des faits sans priorité ou contexte culturel, artistique, philosophique et humain.
Comment diable le savoir a-t-il pu devenir si utilitaire en Amérique ? Question idiote. Après tout, que peut-on attendre d'un pays de vendeurs de cornichons qui vous feront payer l'air que
vous respirez, puis supplier pour avoir votre rendu de monnaie ? Au premier coup d'œil, les études supérieures et la classe laborieuse des corniauds irlando-écossais semblent être comme
l'huile et l'eau. Peut-être bien. Mais la majorité d'entre eux ont autant de chance de suivre des études supérieures que de trouver une boule de neige en Floride. Particulièrement quand il
s'agit des institutions éducatives qui constituent le tremplin de notre élite vers les carrières du droit et de la politique, du commerce et de la science. Les Yales, les Harvards et les
Princetons. Par exemple, d'après le Wall Street Journal, les Asiatiques constituent environ deux pour cent de la population mais représentent vingt pour cent des diplômés de Harvard. Environ un
tiers des diplômés de Harvard s'identifient comme Juifs. Ensemble les Juifs et les Asiatiques représentent environ la moitié des diplômés d'Harvard. Soustrayez cela, plus les quinze pour cent
du quota des minorités et cela laisse peut-être quarante pour cent d'ouverture pour les soixante quinze à quatre vingt pour cent d'Américains blancs qui ne sont pas juifs, asiatiques,
latino-américains ou noirs ou quoi que ce soit... Maintenant ajoutez l'inclination en faveur des protestants anglo-saxons blancs16 du nord-est dans les
universités d'élite et ils nous reste peut-être vingt pour cent d'ouverture pour soixante pour cent des Américains blancs. Cela donne une image sacrément désolante des Anglo-Saxons libéraux de
la côte est et des Juifs recevant toute la meilleure sauce éducative. Les dirigeants néo-conservateurs ont raison quand ils disent aux travailleurs blancs américains que le système a été truqué
contre eux par une main invisible, bien qu'ils ne mentionnent jamais que leurs propres gamins font partie des cuillères en argent qui rament autour de la saucière des grandes écoles17. Je sais que les critiques juifs et noirs vont me tomber dessus pour avoir fait remarquer cela. Mais le refus des libéraux de voir que les Blancs aussi sont divers, et
que certains d'entre eux ont en effet besoin de leur propre sorte d'action affirmative18 est exactement le genre de choses qui a aidé les néo-conservateurs à
mener ces travailleurs blancs par le bout du nez. L'éducation est tout. Vous le savez et je le sais. Et ce que la classe laborieuse blanche ne sait pas par manque d'éducation nous fait du mal,
à vous, à moi et à eux. Alors pourquoi bon Dieu n'aide-t'on pas ce groupe de gens à entrer à l'université et dans les institutions qui sont les tremplins de l'élite vers les carrières dans le
droit et la politique ? Pourquoi ne pas faire d'action affirmative pour les gamins des Appalaches, du bassin de l'Ohio ou du sud profond ou de n'importe quel endroit ailleurs où des
dizaines de millions de gamins grandissent dans des maisons qui ne contiennent pas un seul livre, à l'exception possible de la Bible ? Pourquoi ne faisons nous pas ces choses là ? Une
partie de la raison est que ces gens obstinément fiers ne gémissent, supplient ni menacent pour accéder à l'éducation, l'emploi ou quoi que ce soit d'autre. Et une partie est que nous acceptons
inconditionnellement un système qui appelle la cupidité et l'intérêt personnel dynamisme
, laissant ainsi les classes indépendantes et affairistes prospères prétendre qu'il n'y a pas de
disparités autour d'eux dont ils pourraient bien être partiellement responsables, alors qu'ils payent la bonne et le jardinier qui n'ont pas d'assurance santé une misère... ou voient que sur la
facture du garagiste est écrit : réparation injection d'essense19, $105
. Et parce que les libéraux ont conduit la laïcité dans le mur et l'ont
cassée, et ont besoin en fait d'adhérer à certaines valeurs religieuses — les vraies — même si on ne se sent pas particulièrement enclin à la religion. (Psst ! Tout le reste de l'Amérique
se sent enclin à la religion.)
24. Le ruban jaune est le symbole de l'attente du retour d'un proche, particulièrement d'un militaire.
Pendant ce temps, leurs gamins sont comme ils étaient eux-mêmes. Sans éducation. Parfois je me promène dans la rue où j'ai grandi. Et quand je regarde autour de moi je vois toujours les mêmes gamins. Ils sont tous plus gros, mais ce sont les mêmes petits voyous blancs bons-à-rien et fumant la cigarette que j'étais, les rudes fils et filles des crasseux. Dans mon vieux quartier où plus d'un quart des adultes n'ont pas de diplôme du niveau lycée, il y a beaucoup de rubans jaunes24 aux fenêtres, des icônes de parents de militaires sous les porches et sur les pelouses rabougries, preuves suffisantes que l'on n'a pas besoin d'éducation pour apporter une contribution de valeur au périmètre lointain de notre empire de sang et de commerce en expansion. La pure méchanceté est hautement estimée dans les légions de César. Beaucoup d'Américains ne semblent pas gênés qu'une meute de jeunes pitbulls attaque un pays désertique couvert de mouches, ou se déchaîne à la Maison Blanche d'ailleurs, aussi longtemps que ce sont nos pitbulls protégeant Wall Street et les fonds de pension de la classe moyenne supérieure.
Le problème est celui-ci : les pitbulls intensifient toujours le combat et continuent jusqu'à ce que le dernier chien soit mort, laissant les variétés plus douces nettoyer le sang versé. Nous les corniauds, les pitbulls, avons toujours été des vôtres, que vous nous revendiquiez ou non. Et jusqu'à ce que vous admettiez que vous êtes le gardien de votre frère et aidiez à nous délivrer de notre ignorance, vous continuerez à avoir sur les mains un peu de chaque goutte de sang versé... des sables d'Irak aux rues de l'est de Los Angeles. Tous les portefeuilles d'actions socialement responsables, toutes les petites voitures hybrides et la déconstruction post-moderniste du monde ne les laveront pas •