Les nouvelles formes d’oralité dans le monde créole

Publié le 6 Mars 2010

A l’initiative de David Khatile, docteur en anthropologie, le groupe de recherches de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines du campus de Schoelcher, le CRILLASH, organise fin mai une journée d’études sur les nouvelles formes d’oralité dans le monde créole : sound-system, slam, festivals du conte, théâtre de rue, émissions-télé satiriques etc…L’argumentaire de la manifestation se trouve ci-après. Toute personne désireuse d’y présenter une communication doit faire acte de candidature et envoyer un résumé d’une dizaine de lignes de sa communication à l’adresse suivante :

Mirella.pelage@martinique.univ-ag.fr

La date-limite de réception des candidatures et résumés de communication est fixée au 10 mai 2010.

Au cours de ces trois siècles et demi d’histoire, la société créole a donné naissance à une très riche oraliture avec le conte et ses genres assimilés (1) comme figure de proue. L’oralité est au principe même de la construction de la société martiniquaise. Elle se pose de facto comme le mode opératoire à partir duquel s’articule — dans la société martiniquaise d’hier et d’aujourd’hui — l’ensemble des productions langagières. L’oralité s’impose également comme le poumon qui innerve l’écriture créole.

Cette journée d’études propose de se pencher plus particulièrement sur les nouvelles formes d’oralité dans le monde créole d’aujourd’hui. Nous entendons ici par l’appellation de nouvelle oralité créole l’ensemble des pratiques culturelles langagières structurées à partir d’un système formel et d’une organisation du sonore qui résulte de processus et mécanismes de construction d’un modèle équilibré inédit et qui fait sens au sein d’une société donnée. Il ne s’agit pas seulement de considérer la nouveauté comme le seul fait d’une création donnant naissance à un genre formel inédit mais de considérer également les phénomènes de recontextualisation de formes anciennes de tradition orales à l’intérieur de cadre performance et mise en scène qui diffèrent singulièrement des cadres traditionnelles dans lesquels ils avaient cours. Ces nouveaux modèles de pratiques orales renvoient aussi bien à des créations comme le « sound system » qui ne sont pas des variations autour d’une forme ancienne, qu’à des types de pratiques orales qui se développent à la périphérie d’un ou plusieurs genres comme c’est le cas avec le nouveau « théâtre nègre de rue ». Cette acception ne confine pas pour autant le champ de la réflexion sur les seules formes dites nouvelles de pratiques orales. Elle permet d’englober aussi les formes d’oralité anciennes recontextualisées dans de nouveaux cadres de performance et de mise en scène avec de nouvelles ritualités d’usage. Nous nous référons ici à certaines formes de conte qui se sont construites dans le dernier quart du XXème siècle. Si celles-ci se sont élaborées sur les bases formelles du conte de veillée mortuaire, elles n’en restent pas moins de nouveaux modèles qui diffèrent significativement du genre type auquel elles sont rattachées, aussi bien au niveau du contenu formel, du cadre performanciel, des modalités de mise en scène, des supports et modes de diffusion qu’au niveau du sens social et des nouvelles fonctions auxquels ces formes nouvelles sont assignées.

Festik Kreyol Sesel 2005

Il s’agit donc d’appréhender la culture créole à travers toute l’épaisseur de sa diversité de formes (nouvelles/recontextualisées/mixtes) et de la vitalité de sa capacité créatrice. L’oralité créole demeure plus que jamais un espace dynamique et fécond. Depuis la seconde moitié du XXème siècle, parallèlement au phénomène d’érosion des formes anciennes d’oralité créole qui étaient intrinsèquement liées aux cadres sociohistoriques des sociétés d’Habitation esclavagiste et aux nouvelles socialités paysannes post-1848, on assiste depuis quelques décennies à l’émergence de nouvelles formes de pratiques culturelles orales. Cette nouvelle oralité créole se développe essentiellement en milieu urbain comme c’est le cas avec le « slam » ou le « sound system » même si de nouvelles formes surgissent aussi du monde rural martiniquais à l’image des « ballades contées » où le conteur introduit un événement dans un lieu donné en même temps qu’il en structure la trame (2).

Que ce soit dans le « sound system » qui se développe en milieu populaire urbain, dans les formes recontextualisées de conte ou encore dans le slam la culture créole fait preuve d’une formidable faculté d’adaptation à l’environnement urbain et/ou rural dominé par la culture française ou anglo-américaine (Sainte-Lucie, Dominique).

Il sera d’ailleurs intéressant à plus d’un titre d’étendre le champ d’investigation à l’espace caribéen. Cette inscription de la réflexion dans un champ plus large permettra de confronter des réalités d’émergence de nouvelles formes d’oralité créole à partir de cadres sociopolitiques et institutionnels post-esclavagistes différents et dans des contextes et formes de domination culturelle divers. Enfin, dans le cadre de pays souverain elle apportera un tout autre éclairage sur les modalités de création de formes nouvelles et/ou de recontextualisation de formes anciennes de pratiques culturelles orales.

Les champs de la recherche ethnologique et sociologique se sont penchés depuis longtemps et de manière exhaustive sur les traditions orales héritées de la société de plantation. Cet axe de la recherche demeure aujourd’hui plus que jamais une orientation majeure de ces disciplines eu égard à la convulsion mémorielle et la surenchère patrimoniale qui sévissent dans nos sociétés contemporaines. Au-delà même de l’intérêt légitime que peut avoir l’ethnologue ou le sociologue pour des formes anciennes de pratiques orales, ce dernier doit répondre à un ensemble de sollicitations allant de la simple expertise d’un objet traditionnel à patrimonialiser à l’invitation à fabriquer des objets du passé pour satisfaire aux critères et exigences du nouvel ordre patrimonial instauré par la convention de l’unesco de 2003 sur les patrimoines culturels immatériels avec son lot de modalités procédurales et sa consécration solennelle au rang de patrimoine de l’humanité. Il est temps que l’étude des formes nouvelles de l’oralité créole ne soit plus le parent pauvre de la recherche sur l’oralité. D’un point de vue épistémologique l’intérêt de ce nouvel axe de recherche est multiple. Il permet en tout premier lieu de mettre en lumière les répercussions des mutations que vivent nos sociétés caribéennes aux niveaux des modalités de création, d’interprétation et de recontextualisation des pratiques culturelles relevant de l’oralité. Ces formes nouvelles sont intéressantes à analyser d’un point de vue formel et esthétique (mécanismes, moyens et procédés de construction) ; d’un point de vue sociologique et anthropologique (nouvelles assignations sociales et symboliques). C’est pour cela qu’il nous semble impérieux aujourd’hui d’étudier ce que certains analysent comme de simples résurgences de genres anciens de productions langagières dans le champ de la représentativité culturelle. Il est souvent fait référence à la résurgence du conte au sein de formes mixtes comme le théâtre nègre de rue ou encore comme point d’ancrage de l’oraliture créole et de la littérature créole. Au-delà de ces deux exemples, le conte innerve de toute part depuis quelques années l’ensemble du champ artistique, autant in situ qu’en « diaspora ». Il nous semble dans certains cas qu’il ne s’agit plus d’emprunt ou de référence au conte dans des créations musicales chorégraphiques plastiques…mais bel et bien de constructions formelles nouvelles inédites élaborées dans des discours d’entre-deux.

Cette journée d’études se veut pluridisciplinaire et invite à considérer les nouvelles pratiques culturelles orales des points de vue anthropologique, ethnologique, littéraire, historique, sociologique. Il ne s’agit pas seulement de se demander comment les acteurs de la tradition et de façon plus large les acteurs culturels élaborent ou ré-élaborent des formes nouvelles de pratiques orales dans des lieux où les anciennes structures sociohistoriques qui servaient de cadre aux traditions orales se sont désagrégées, mais aussi quel sens et fonctions sociales et symboliques leur assignent-ils ou encore quel stratégie développent-ils pour inscrire ces formes dans le champ identitaire et dans le champ de la représentativité culturelle. Enfin, il sera intéressant de voir dans certains cas de figure les relations entre les cadres formel et social : quelles sont les répercussions d’un nouvel espace de production sur le contenu formel d’une pratique culturelle ?

(1) A la périphérie de la catégorie formelle du conte on retrouve tout un ensemble de productions langagières comme les proverbes, jeux de mots, devinettes « timtim » et autres saynettes qui lui est généralement assimilé. Si d’un point de vue formel, ces « timtims », « jédimo » et autres « sénèt » diffèrent du conte à proprement parler, ils s’insèrent pour autant dans ce genre et dans bien des cas structurent le cadre ritualisé dans lequel le conte a lieu.

(2) Ce type récent de conte vient répondre aux exigences et prérogatives de certains nouveaux cadres de mise en scène de la culture orale. Dans ces espaces singuliers le conteur endosse les fonctions de guide et informateur privilégié. Le conteur Dédé Duguet est une figure de proue des ballades contées où il active la fonction historienne du conte pour poser des points d’ancrage sociohistorique et géographique qui visent à tracer l’enclos dans lequel se situe l’événement qui a lieu.

David Khatile, docteur en anthropologie

Rédigé par Karevé

Publié dans #Culture

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