La Guadeloupe encayée * par Jacky DAHOMAY

Publié le 2 Décembre 2009

Loin de nous l’idée de comparer les acteurs de vie publique ou sociale à des pêcheurs. Toutefois, il est vrai que chacun (l’Etat, les élus politiques, le patronat, le LKP) envoie ses lignes, dans la logique de ses intérêts, et on a le sentiment que, sans doute à cause d’on ne sait quelles eaux troubles, leurs lignes s’enlisent dans les cayes de notre île sans pouvoir nous ramener un bien substantiel.
La Guadeloupe, on peut le dire, est encayée.  Elle l’est car elle vit une crise sociale intense depuis bientôt un an sans qu’on en aperçoive jusqu’à aujourd’hui le dénouement heureux. Une société peut-elle supporter d’avantage une pression si longue de la protestation sociale ? Cela ne risque-t-il pas de déliter  le lien social ? D’habitude, une crise sociale exprimée par une longue grève générale aboutit soit à des accords soit à une insurrection. Si un système, tout contestable qu’il soit, n’est pas renversé, patrons et travailleurs s’accordent sur un consensus social permettant la poursuite de l’activité économique et de la coexistence dans un monde malgré tout commun.

Or, force est de constater qu’au bout de presqu’une année de luttes sociales, le LKP n’a pas produit de situation insurrectionnelle. Ceux qui parmi ses dirigeants rêvaient encore de grand soir en sont pour  leurs frais. Pourtant, une insurrection changeant la société dans ses fondements mêmes est toujours le résultat d’une conversion de la contestation sociale en prise de pouvoir politique. Les dirigeants du collectif qui sont aussi, dans le même temps et pour la plupart responsables de groupes ou partis politiques, ont dû même mettre leur drapeau politique dans leur poche. Ils  n’ont pas su donc transformer le mouvement social en un projet politique pouvant mobiliser l’ensemble des classes populaires. De surcroit, ce qui les a desservis, c’est qu’ils ont donné l’impression, à tort ou à raison, de maintenir la pression sociale pour des buts politiques inavoués ce qui a diminué leur audience. Le désolant résultat est que les groupes politiques composant le LKP partent aux élections en ordre dispersé sans qu’ils aient pu paradoxalement créer un lyannaj politique entre eux. Certains sont contre la participation aux élections et n’y vont pas, d’autres y vont mais sans plateforme unitaire. C’est reconnaître que les divergences politiques éclatent au grand jour chez les dirigeants de  LKP ce qui n’a guère d’importance concernant l’unité syndicale classique sauf que le succès du collectif de Domota réside surtout en ce qu’il était plus qu’un simple mouvement syndical : un mouvement sociétal mobilisant l’ensemble de la société civile. Ainsi, outre la question sociale, étaient aussi posés le problème culturel (l’identité) et en filigrane la question de l’évolution statutaire. Il est clair que sur ces deux derniers points, le LKP n’avait pas de proposition fondamentale. En conclusion, avec une forte mobilisation sociale qui posait un problème politique sans réponse politique claire, nous vivons encore aujourd’hui une situation d’intense pression sociale sans que nous, Guadeloupéens, sachions où cela peut nous amener.

Nous continuons donc à subir des menaces constantes de grève ou de fermeture de stations d’essence, ce qui ne crée pas la confiance dans le pays, ralentit la vie économique et surtout avons-nous dit, rend problématique le sens du vivre ensemble. Une angoisse indéfinie taraude notre société. Les jeunes (dont la moitié est dans la rue) perdent espoir dans l’avenir. Les rapports familiaux ou de voisinage connaissent une montée de la violence et, dans les classes, les élèves deviennent de plus en plus incontrôlables. Cela peut-il continuer encore ? N’allons-nous pas vers une implosion sociale ?

A qui la faute demandera-t-on ?  Au LKP, au patronat, aux politiques ou à l’Etat ? Chacun peut se renvoyer la balle. Comment expliquer que dans un monde où l’écrasante majorité des pays subissent, avec le capitalisme ultralibéral, une détérioration grave des conditions d’existence, dans une région caribéenne, voire plus largement américaine, où Guadeloupe et Martinique connaissent un niveau de vie et une protection sociale nettement plus élevés que ceux de leurs voisins, ce soit la Guadeloupe qui est en passe de battre le record mondial des luttes syndicales ? Avons-nous un comportement d’enfants gâtés ? N’y aurait-il pas donc une sorte d’artificialité dans les luttes sociales organisées par LKP ? La tentation est grande pour les adversaires résolus du collectif dirigé par Domota de diaboliser le LKP et de lui faire porter le chapeau ou la responsabilité de toutes nos insuffisances ou de notre mal-être. Pourtant l’honnêteté vis-à-vis du collectif, vis-à-vis des Guadeloupéens et surtout envers nous-mêmes nous oblige à une analyse plus circonspecte.

Car si le LKP est possible, c’est que quelque chose dans la société le permet. Mais quoi ? Nous n’avons pas la prétention ici de produire une analyse exhaustive du phénomène. Si la Guadeloupe, tout en ayant des conditions sociales d’existence supérieures à celles de ses voisins connaît des luttes sociales aussi puissantes, est-ce grâce au génie politico-syndical de ses dirigeants ? Domota ne fait-il pas figure de héros dans de nombreux pays y compris dans l’Hexagone et même un ministre, Yves Jégo, sans doute le plus sympathique des ministres des DOM que nous ayons connus, en est tombé sous le charme. Si on ne peut affirmer avec certitude qu’Yves Jégo s’était converti au domotaïsme, il était inévitable cependant que son innocente admiration affichée pour le leader du LKP lui coûtât  son poste de ministre. Toujours est-il que l’argument consistant à dire que les travailleurs guadeloupéens auraient dû avoir plus de modération dans leurs revendications syndicales compte tenu de leur conditions d’existence supérieures à celles de leurs homologues des pays voisins, nous semble suspect. Devrait-on en conclure que les travailleurs des Etats-Unis ou d’Europe ne devraient pas se révolter car ils sont les mieux lotis du monde ? Au contraire, Marx ne prédisait-il pas que la révolte de la classe ouvrière dans les pays capitalistes avancés est ce qui produirait la chute du système ? L’argument en question est donc irrecevable et relève sans doute de ce  que certains comme le philosophe Alain Renaut nomment la « colonialité » du pouvoir.

En gros, cela signifierait : « après tout ce qu’on a fait pour vous avec l’Assimilation, vous n’êtes toujours pas contents ! ». Cela dit, beaucoup de méthodes de lutte syndicales ici nous semblent inacceptables comme si elles bafouaient souvent un certain nombre de principes fondamentaux. Mais la chose n’est pas propre à la Guadeloupe. Quand nous entendons des travailleurs dans certaines usines métropolitaines menacer de verser des produits toxiques dans les rivières si certaines de leurs revendications n’étaient pas satisfaites, cela nous fait froid dans le dos. Les luttes syndicales devraient-elles perdre tout horizon d’humanité ? C’est comme si nous étions revenus à l’époque du capitalisme sauvage du XIX° siècle ! Cela signifie un effondrement des valeurs collectives pouvant donner sens au lien social et à l’action politique. En Guadeloupe, la chose est redoublée car outre la crise des valeurs collectives républicaines produite par le triomphe du capitalisme ultralibéral, il faut ajouter de plus l’incertitude des valeurs pouvant fonder une identité collective guadeloupéenne. Cette double crise des valeurs collectives affecte nos pratiques sociales, aussi bien dans le syndicalisme, dans les relations familiales que dans nos actions éducatives. Notre jeunesse en paie douloureusement le prix.

Si donc le phénomène LKP est possible, c’est qu’il a sa part de vérité et son succès d’ailleurs en est révélateur. Le mérite du collectif est d’avoir fait ressortir au grand jour le système global d’exploitation qui sévit dans notre pays. La Guadeloupe, si on veut la comparer par exemple à un département comme la Dordogne, connaît un taux de chômage très nettement supérieur (55% des jeunes). La création d’entreprises est largement inférieure. Les produits de consommation courante sont trois fois plus chers. L’ensemble des salariés qui ne bénéficient pas comme nous, les fonctionnaires, des 40%, vivent une situation d’exploitation inacceptable. Les monopoles de l’import/export et celui de l’essence ont un pouvoir exorbitant sur les prix. Certes, le capitalisme néolibéral produit de la misère dans l’ensemble de la planète mais ce qu’a essayé de montrer le LKP –même avec des insuffisances- c’est le mode spécifique du système d’exploitation sévissant dans notre île. Ce mode spécifique d’exploitation a été baptisé par le collectif de Domota : pwofitasyon.

Sans doute l’analyse mérite-t-elle encore d’être approfondie. Ainsi, même si les travailleurs guadeloupéens ont un salaire supérieur à ceux des pays voisins, avec le coût élevé de la vie, leur pouvoir d’achat est inférieur à celui de la métropole. D’où l’injustice. Et même si les fonctionnaires jouissent des 40% de vie chère, ils ont vu aussi leur pouvoir d’achat diminuer. En outre, si ce n’était pas le cas, cela ne pourrait que révéler la nature artificielle de notre système économique, producteur de chômage et de désespérance surtout dans les couches les plus défavorisées de notre pays. Toutefois il est clair quoique paradoxal que les revendications affichées par le LKP, au plan social du moins, ont un caractère profondément intégrateur visant une juste parité avec la  métropole, ce qui ne cadre pas avec l’option séparatiste de ses dirigeants. Une Guadeloupe indépendante, par exemple, verrait ses conditions sociales d’existence alignées sur celle des îles voisines et même, dans le cadre d’une autonomie, il faudrait veiller que cela ne se traduise pas par une diminution des protections sociales.

Avouons tout de même qu’une telle complexité participe aussi de l’encayage de la Guadeloupe ! Mais la force du LKP réside aussi dans autre chose, pas véritablement théorisé par leurs dirigeants : c’est d’avoir produit une mobilisation de toute la société civile guadeloupéenne dépassant le simple cadre syndical. Ainsi ont été posées des revendications de nature sociétale, affirmant une sorte de conscience identitaire collective bien que floue et diverse, interrogeant le sens du vivre ensemble et surtout le fait que l’homme guadeloupéen ne soit réduit qu’à l’être consommateur, une variété exagérée et caricaturale de l’homo oeconomicus produit par la logique néolibérale.

Toutefois, la grande faiblesse du LKP est de n’avoir pas été la hauteur de cette puissante mobilisation de la société civile laquelle, maladroitement sans doute, tentait d’exprimer la grandeur de la conscience d’un destin. Nous ne revenons pas sur toutes les critiques que nous avons pu adresser aux dirigeants du collectif, tous enfermés dans des idéologies surannées, marxistes ou nationalistes, ne leur permettant pas de saisir l’extrême complexité de notre réel ni celui de la mondialisation néolibérale actuelle. Au lieu de continuer à mobiliser la société civile autour de thèmes ne se réduisant pas à la question sociale, leur sectarisme habituel, avec des vieux chevaux de retour comme, entre autres, René Beauchamp, l’éternel et insolite « représentant des enseignants », les a conduits à se battre contre quatre adversaires à la fois : l’Etat, le patronat, les élus, et certains intellectuels de la société civile. Ce fut une grande bêtise stratégique ! Et bien que nous ayons, au début apporté notre soutien critique au mouvement, quand il a fallu à juste titre critiquer les événements de Basse-Terre, nous avons malgré tout appelé à ouvrir la ronde et à débattre avec le LKP. Domota, sur les ondes, nous qualifia violemment de « Toutous du colonialisme », d’ « intellectuels moribonds » (ce qui est vrai d’ailleurs, car étant plus âgés que lui nous sommes statistiquement plus près de la mort. Mais il ne faut pas qu’il oublie –s’il le sait- ce qu’affirmait le philosophe Heidegger : « dès qu’un être humain vient au monde, il est déjà assez vieux pour mourir ». L’enfant peut mourir à la naissance et la mère survivre). De plus il précisait rageusement et virilement qu’ « ils » avaient de quoi nous frapper. On ne sait pas ce qu’il  avait exactement mais que chacun, en ce domaine, prenne toutes ses responsabilités. Là aussi, ce fut une immense erreur. Il eût été plus judicieux pour Domota et le LKP de prendre de la hauteur, de nous rencontrer malgré l’étendue de nos divergences et d’ouvrir un débat public avec nous. Car la société civile guadeloupéenne n’existe pas sur un mode unitariste. Elle est forte de ses contradictions et de sa diversité, qui est une richesse pour notre pays. Mais la conception nationaliste du peuple (que nous ne réduisons pas à l’option indépendantiste car il peut exister une conception non nationaliste de l’indépendance nationale) rendait certains dirigeants du collectif incapables de penser une théorie de la société civile. Si nous sommes cependant résolument opposés au nationalisme, le marxisme contient à nos yeux une certaine valeur : celle de la dénonciation du système d’exploitation capitaliste. Mais nous pensons que le marxisme doit être dépassé par une nouvelle philosophie de la libération intégrant l’apport incontestable du libéralisme philosophique et politique qu’on ne peut réduire à l’ultralibéralisme actuel. Tout cela bien sûr est matière à débat et nul ne possède la vérité définitive sur ces questions.

 Le résultat de tout cela c’est que trop de contradictions opposaient la puissance d’un mouvement social  initié au début avec les insuffisances ou les impasses politiques de ses dirigeants. Bien qu’il jouisse encore d’une popularité certaine, le collectif est incapable de déclencher une mobilisation massive telle que celle nous avons connue au mois de janvier. L’enthousiasme du départ n’y est plus. L’histoire ne se répète pas disait Marx, la deuxième fois, c’est une farce. Le LKP peut bien continuer à produire de la contestation syndicale habituelle d’autant plus que les revendications initiales ne sont pas  satisfaites. Cela est légitime. Mais on peut douter aussi qu’il puisse déclencher une situation insurrectionnelle à moins d’un événement particulièrement grave. Le risque alors serait que le mouvement social connaisse un pourrissement chronique pouvant conduire à des actions dangereuses, sur fond de répression, mais sans grandes perspectives politiques. Cela dit, les impasses politiques révélées par le LKP ne sont pas malheureusement que celles du collectif, sinon ce serait un moindre mal. Car nous avons tous, intellectuels, politiques, Etat, patronat, notre part de responsabilité ce qui fait que la Guadeloupe est sérieusement encayée aujourd’hui. Mais si nous avons longuement insisté sur le LKP c’est qu’il lui appartient historiquement d’avoir fait bouger les lignes, d’avoir en quelque sorte tenté d’apporter du nouveau. Il convient maintenant d’analyser les autres acteurs de la vie publique.

Concernant l’Etat, rien de bien nouveau sous le soleil. Certes, il prend un certain nombre de mesures dont certaines peuvent être pertinentes, mais les états généraux organisés par lui ne pouvaient pas donner de résultats déterminants pour une simple raison : ils se sont déroulés sans la participation des acteurs les plus essentiels de la société civile guadeloupéenne dont le LKP et certains élus. Ce pourquoi nous avons refusé d’y participer d’ailleurs. La nomination de Mme Marie-Luce Penchard au poste de ministre n’est nullement une quelconque reconnaissance de l’identité guadeloupéenne, mais le renforcement de l’autorité de l’Etat dans les DOM, car, en bon bonapartiste, Sarkozy sait que l’Etat doit dominer la société civile car c’est de là, dans l’Hexagone comme dans les DOM, que peut venir une contestation efficace de son pouvoir compte-tenu de l’épuisement des partis d’opposition et de l’incapacité chronique des groupes d’extrême gauche de produire une théorie pertinente de la libération. Ce pourquoi le président de la France a été très impressionné par les événements de Guadeloupe.

Quant aux élus, là encore nous sommes dans la plus plate tradition des pratiques politiciennes, administratives ou gestionnaires, héritées de notre histoire depuis 1848. La politique dans nos îles, malgré Césaire, n’a jamais été vraiment à la hauteur de notre destin. Nos écrivains et poètes, aujourd’hui comme hier, ont bien posé avec brio la question de notre identité culturelle mais jamais ils n’ont réussi à traduire correctement cela en perspectives politiques. Mais la critique tout azimut qu’adresse le LKP aux élus est faible, voire dangereuse. D’une part parce que le collectif (surtout en ce moment où éclatent les divergences politiques de ses dirigeants), malgré l’impressionnante plate-forme revendicative, n’a pas vraiment un projet  de société à proposer, d’autre part parce que nos responsables politiques, ayant été élus démocratiquement,  représentent l’état de la société civile du moment actuel. Quant au patronat, il n’est guère homogène et si certains patrons représentent activement le système de domination en cours dans notre pays, beaucoup de petits patrons assistent à la fermeture de leurs entreprises.

Enfin, s’agissant des « intellectuels » (si nous voulons encore utiliser ce terme désarmant de nostalgie) ils ne représentent pas grand-chose. Premièrement car ils ne sont pas les principaux acteurs de la vie publique deuxièmement parce que la majorité des diplômés craignent d’exercer leur fonction critique et il est révélateur de constater que le plus grand mouvement social ayant ébranlé la Guadeloupe depuis 1946 ait si peu mobilisé la réflexion de l’ensemble de la catégorie formée par ceux qu’on pourrait appeler des « intellectuels ». Sans doute pourrait-on affirmer que des déclarations menaçantes comme celles proférées par Domota à notre égard les auraient terrorisés. Mais cette explication n’est pas satisfaisante. En réalité, les intellectuels guadeloupéens sont pour l’essentiel des fonctionnaires qui jouissent d’avantages certains dans le système actuel et leurs discours pro-nationalistes ne sont qu’un leurre idéologique leur permettant de masquer à bon compte les privilèges dont, comme nous-mêmes, ils jouissent. Avec ceci, ils peuvent continuer à proférer en toute bonne conscience, depuis des décennies, sur les ondes ou dans leurs journaux, les mêmes discours indépendantistes enflammés. Comme on dit, cela ne mange pas de pain !

Avec tout cela, un tableau très sombre en vérité, la Guadeloupe ne peut être que bloquée, encayée. Elle peut poursuivre dans la voie du pourrissement car aucun des acteurs principaux de la vie publique n’a à lui seul assez de force ni d’autorité pour présenter un projet consensuel. On peut penser que le pourrissement puisse produire un désordre capable d’entraîner un ordre nouveau. Mais cela ne peut se réaliser que lorsque le désordre est déjà porteur de principes libérateurs et d’une alternative claire et conséquente, ce qui n’est pas encore le cas aujourd’hui.

Aucun parti membre du LKP ne peut prétendre présenter un projet consensuel (ni le PCG, ni l’UPLG,  ni même le nouveau parti d’Alain Plaisir) car, leurs résultats aux élections le montrent, aucun ne jouit d’une adhésion politique de la majorité de la population. Une alternative politique crédible ne peut être que consensuelle, que le fruit de la collaboration de tous. Cela signifie que nous puissions accepter dans ce moment de crise sans doute historique,  nos différences ou nos contradictions.

Il faut donc abandonner la vision unitariste du peuple qui est le propre de l’idéologie nationaliste. Le marxisme-léninisme a une autre manière de réduire le peuple en considérant que sa substance est constituée surtout par la classe ouvrière. Or, l’échec des luttes ouvrières sous la deuxième république, outre les trahisons des républicains et l’inexpérience de la classe ouvrière bien analysées par  Marx, a aussi pour origine le problème de l’identité collective ou du lien social posé par la cassure de toute une tradition opérée par l’épisode révolutionnaire. Napoléon III est la solution tragique de cette contradiction. En outre, l’évolution radicale du prolétariat et de la paysannerie depuis plus d’un demi-siècle, rend la notion de peuple encore plus compliquée. La Guadeloupe a connu aussi une évolution notable des classes populaires, avec la quasi disparition du prolétariat industriel et celle de la paysannerie pauvre, importante encore à l’époque de la création de l’UTA et de l’UPG. Si certains syndicats comme la CGTG de Nomertin ont encore des liens avec ce qui reste d’un prolétariat classique, l’UGTG elle exprime surtout les revendications de la couche inférieure des classes moyennes, employés des services ou des institutions locales (hôpital, mairies etc…) donc d’une forme de petite bourgeoisie dont les revendications, quoique légitimes, donnent au syndicat de Gaby Clavier (celui qui a su repositionner l’UGTG dans cette nouvelle reconfiguration des classes populaires) un succès certain mais avec une tonalité idéologique très particulière. Enfin, il faut tenir compte des analyses de Glissant quant aux identités créoles, celles de la caraïbe notamment, qui ne sont pas des identités fondées sur une racine unique. Ceci expliquerait que les pays de la région n’ont pas connu de nationalisme même quand ils ont accédé à l’indépendance. Par voie de conséquence, fonder des stratégies politiques sur des visions erronées du peuple ne peut que conduire à l’échec, ce qui est le cas des groupes indépendantistes ou autonomistes depuis 40 ans. Il serait donc intéressant de réinterroger notre société à partir du couple Etat/société civile, théorisé par Hegel, repris de façon critique par Marx et ensuite par Gramsci. Mais à condition bien sûr de dépasser ces trois théoriciens et en se méfiant de la reprise par certains néolibéraux de la notion de société civile. (Le sarkozysme lui est un néolibéralisme de nature bonapartiste et néo-hégélien).

Il est évident que nous ne pouvons ici en faire le développement théorique. L’essentiel à nos yeux (selon un avis que nous voulons très humble) est d’essayer de refonder la politique dans la société civile guadeloupéenne (dans le moment actuel car nous nous méfions aussi de cette dernière notion). Non que la notion de peuple guadeloupéen ne soit pas légitime. Mais le peuple est souvent comme la nuit où tous les chats sont gris. Son opérativité politique est donc faible surtout pour penser des sociétés comme les nôtres qui ne veulent pas l’indépendance mais dont l’assimilation à la métropole produit des effets détestables et qui sont comme bloquées (encayées si vous préférez l’expression) quant à leur avenir. Il se pourrait que le type d’identité collective propre à nos régions et que Glissant nomme  « créolisation » entraîne un rapport faible avec la loi donc y compris avec la chose politique. La quête identitaire s’abîme dans la recherche d’une identité racine unique introuvable, souvent dans une sorte de négritude mal comprise, ce qui engendre le refus de l’autre guadeloupéen, l’indien, le syro-libanais, le blanc créole (reconnaissons à Domota le mérite d’avoir aperçu quelque peu ce danger, lors d’une émission télévisée).

On en vient donc à penser notre identité sur le mode de la souffrance ou selon une logique victimaire. Le passé esclavagiste se présente comme ce qu’on ne peut dépasser et la couleur noire est vécue comme maléfice comme l’atteste cette chanson, An pa té mandé koulè nwè-la de Jocelyne Labille, qui a eu un vif succès durant la longue grève du début d’année. Si on joint à cela des rapports sociaux d’une extrême complexité s’effectuant sous le mode d’exploitation particulier à nos pays, colonies ayant été départementalisées, et que nous qualifions pour l’instant faute d’autres termes de pwofitasyon, il est clair que le « peuple guadeloupéen » évolue dans les ténèbres et que tous, pour autant que nous sommes, artistes, écrivains, syndicalistes, politiques, éprouvons de grandes difficultés  à le faire advenir à la clarté du jour.

Certains ont une vision très claire, pensent-ils, de ce qu’il faut faire. C’est le cas de Raymond Gama, dirigeant du groupe Nonm et idéologue avec Gaby Clavier de l’UGTG. Le premier a déclaré sur les ondes d’une radio locale qu’Alain Plaisir avait tort de se présenter aux élections, qu’il n’a rien à attendre des élections « coloniales » et a affirmé  que l’unique solution serait une mobilisation dans la rue entraînant la prise du pouvoir politique instituant une Guadeloupe indépendante mais non démocratique car seul un pouvoir fort pourrait nous débarrasser de toutes les tares imprimées en nous, surtout dans nos sociétés vouées à la consommation. Nous avions toujours pris Gama pour un doux et sympathique rêveur. Mais de tels propos sont sans doute inquiétants. Un groupe politique minoritaire, sachant qu’il n’a aucune chance aux élections, peut-il se permettre de croire que c’est lui qui va faire le bonheur du peuple contre l’avis de ce dernier ? N’est-ce pas là –à moins de prendre les Guadeloupéens pour des imbéciles- une manière directe d’appeler à la guerre civile ? Surprenant de constater que même dans notre île, Pol Pot a fait école. Ce que ne comprend pas ce militant nationaliste, c’est que nous ne sommes plus ni dans le cadre de l’Ancien régime, ni dans celui de la Russie tsariste, ni non plus dans celui des pays ayant accédé à l’indépendance au milieu du siècle dernier. Nos pays connaissent une certaine vie démocratique (du moins la participation aux élections) depuis l’abolition de l’esclavage en 1848. Durant tout le XIX° siècle –et Gama comme historien est mieux placé que nous pour le savoir- les descendants d’esclaves ont investit les élections et le Conseil Général a été l’enjeu de ces luttes. Son collègue et ami, l’historien Jean-Pierre Sainton, développe des analyses bien plus pertinentes que cela. Reconnaissons tout de même, à  la décharge de Raymond Gama, qu’il est difficile d’être dans la science historique tout en étant un idéologue nationaliste radical. Ce qui distingue les DOM des autres colonies antérieures, c’est qu’avec le régime de l’assimilation aux institutions françaises, ils ont connu un développement incontestable de la société civile malgré toutes les insuffisances de cette dernière. De 1848 à 1946, les faiblesses des protections sociales propres au régime colonial, avaient entraîné un développement incontestable d’associations de toutes sortes, surtout mutualistes. Encore une fois, le nationaliste, même quand il se veut historien, a toujours une vision très simplifiée du peuple. Là, nous ne dirons pas que « cela ne mange pas de pain » car de tels propos peuvent entraîner la Guadeloupe dans des événements très douloureux sans dépassement dialectique vers une quelconque positivité.

En somme, si ni l’Etat, ni les politiques (quels que soient leur bord, fussent-ils révolutionnaires), ni même le LKP, ni bien sûr les intellectuels comme nous, ne sont capables pour le moment de proposer une autre politique quant à notre destin et qui aurait l’assentiment de la majorité de la population c’est parce que la politique elle-même et en tant que telle est en panne dans notre pays. La tache donc de l’heure est de la refonder. Mais comment ? Nous vivons une opposition entre d’un côté, un Etat qui en raison de son histoire chez nous voire de la « colonialité » de son pouvoir, demeure, même avec les aspects positifs de son action, dans un certain état d’extériorité par rapport à la société et, de l’autre une société guadeloupéenne taraudée par la peur de l’avenir et par ses nombreuses aliénations. Il ne s’agit pas de se mettre d’accord sur un projet politique commun, ce qui n’aurait pas de sens, mais sur une sorte de nouveau contrat social permettant à la politique de prendre un autre cours, un horizon de sens dans lequel pourraient même se redéployer les luttes sociales. Autrement dit, passer d’un état de peuple travaillé par une identité complexe mais malheureuse ou souffrante et par la peur d’assumer son avenir, à une société civile riche, diverse et dynamique, progressivement consciente et sûre d’elle-même c’est-à-dire à un authentique peuple politique, à un vouloir guadeloupéen s’assumant lui-même. Cela passe par la constitution d’un espace public digne de ce nom où chacun, en toute liberté, pourrait apporter sa modeste contribution. Il est clair que cette dynamique de la société civile, si elle allait en se développant, s’autonomiserait par rapport à l’Etat. Prenons un exemple : puisque la politique de l’Etat est nettement insuffisante concernant la situation de la jeunesse, pourquoi des enseignants à la retraite ne se regrouperaient-ils pas pour donner un peu de leur temps à la formation ou à l’encadrement des jeunes ? Une telle initiative de la société civile, sans remettre en cause les structures étatiques existant en ce domaine, ne redonnerait-elle pas confiance aux Guadeloupéens ?  Il appartient donc à tous les acteurs de la société civile de réaliser dans un avenir encore indéterminé les véritables Assises de la société guadeloupéenne. Dans le mot « assises » il y a aussi le mot créole sizé. Sizé pou nou kozé afin de mieux rebondir.

Il faudrait donc, du moins nous semble-t-il, que tous, élus, LKP, groupes ou partis politiques divers et autres acteurs de la société civile, décident solennellement de se réunir en le déclarant publiquement, ce qui engendrerait une dynamique de l’espoir et de la confiance en refondant des valeurs ou des principes pouvant redonner sens au vivre ensemble. En attendant, les polémiques autour de l’article 73 ou de l’article 74 n’ont pas grand sens aujourd’hui et le peuple d’ailleurs n’y comprend rien. Seul un projet issu de la dynamique même de la société civile pourrait mobiliser la population et, en un second temps, proposer à l’Etat une transcription juridique de ses décisions. Pour l’instant, toute autre voie nous semble bouchée. Une brume épaisse obscurcit l’horizon. Allons-nous pourtant laisser notre pays s’enfoncer dans le délitement du lien social ce qui peut produire des conflits ethniques, voire raciaux, ou encore une guerre civile avec ce que cela entraîne : une logique de la vengeance dans un petit pays de moins de 500 000 habitants ? Si nous aimons notre pays, on ne peut vouloir cela. Serions-nous, nous aussi, un doux rêveur mais non violent ? La philosophie, disait Hegel, arrive toujours trop tard car comme l’oiseau de Minerve, elle prend son vol le soir. Ces réflexions ne sont donc que la pâle lueur d’un clendenden dans une nuit sans étoiles. Telle est notre modestie.


Jacky Dahomay

Notes :
« encayé ». Nous créons ici un néologisme en reprenant l’expression créole enkayé. Littéralement : quand les lignes des pêcheurs s’accrochent dans les coraux.
Clendenden : Lucioles.

Rédigé par Karevé

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