L'Art d'ignorer les pauvres

Publié le 8 Septembre 2011

C'est un extrait.

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Préface de Serge Halimi

« Il y a deux manières de favoriser le retour au travail des chômeurs, expliquait en 2010 l’hebdomadaire libéral The Economist. L’une est de rendre inconfortable ou précaire la vie de ceux qui reçoivent une allocation chômage ; l’autre consiste à faire que la perspective d’un emploi devienne viable et attirante. » La question de la « viabilité » d’une recherche d’emploi est cependant posée quand le taux de chômage atteint ou dépasse les 10 %. Et l’« attrait » du travail salarié décline quand les rémunérations se tassent, quand le stress et les pressions se multiplient. Reste alors à rendre encore plus « inconfortable ou précaire » le sort des chômeurs.

Telle est la stratégie que les libéraux au pouvoir et les organisations économiques internationales poursuivent depuis une trentaine d’années. Les articles de John Galbraith et de Laurent Cordonnier le rappellent avec une ironie ajustée au cynisme qu’ils exposent. Avec le texte bien antérieur de Jonathan Swift (1729) qui conseillait aux pauvres d’échapper à la misère en saignant leurs enfants afin de les commercialiser sous forme de « nourrisson de boucherie », plutôt que de se saigner eux-mêmes à élever leur progéniture au risque de la voir ensuite déraper dans le crime et servir de gibier de potence, on passe de l’ironie à l’humour sardonique.

L’intérêt d’un tel registre tient à ce qu’il nous éclaire en nous épargnant l’emphase indignée, les émollientes pleurnicheries. Car qu’il s’agisse des propriétaires fonciers irlandais, des économistes de l’école de Chicago entourant Ronald Reagan, ou de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), leur opposer une protestation morale, faire appel à leurs sentiments n’aurait guère de sens. Riches, instruits, intelligents (le plus souvent...), c’est en effet en connaissance de cause qu’ils défendent une philosophie sociale conçue à leur avantage et qui, sans qu’on la caricature trop, se résume presque toujours ainsi : les riches seraient plus entreprenants s’ils payaient moins d’impôts ; les pauvres seraient plus travailleurs s’ils recevaient moins de subsides.

Des parrains aussi anciens que prestigieux fondent cette doctrine. Emissaire de la révolution américaine à Paris et rédacteur de la Déclaration d’indépendance, Benjamin Franklin estimait dès 1766 que, « plus on organise des secours publics pour prendre soin des pauvres, moins ils prennent soin d’eux-mêmes et, naturellement, plus ils deviennent misérables. Au contraire, moins on fait pour eux, plus ils font pour eux-mêmes, et mieux ils se tirent d’affaire. » En somme, abandonner les indigents à leur sort serait un moyen de leur rendre service. L’avarice devient ainsi une forme intellectuellement avancée de générosité humaine voire, osons le mot, d’aide sociale.

En temps ordinaires, une théorisation aussi aboutie de l’égoïsme serait déjà presque irrésistible. Que dire alors des temps de crise, des moments où la plupart des gouvernants nous serinent que « les caisses sont vides », qu’un endettement croissant menacerait « l’avenir de nos enfants » ? Instruit du danger collectif, de l’urgence de « faire des sacrifices », chacun imagine alors assez volontiers que, même en période d’austérité, il serait, lui, mieux remboursé de ses soins (lorsqu’il tombe malade), mieux compensé au cours de ses périodes d’inactivité (quand il devient chômeur), si d’autres, forcément moins méritants, ne l’étaient pas autant.

Publié dans #A lire

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