Le préfet de la Martinique vu par LE MONDE

Publié le 21 Mars 2009

Ange Mancini, le briscard de la négo

Négocier, l'homme sait faire. Patron du RAID entre 1985 et 1990, Ange Mancini a ramené à la raison tant de preneurs d'otages. Mais avec des gens sensés et convenables, d'honorables citoyens, cela prend parfois plus de temps qu'avec des forcenés : le préfet de la Martinique a passé
plus de deux cents heures à rapprocher les positions des syndicats et des chefs d'entreprise, sur fond de grève générale dans l'île. L'air débonnaire, le regard en meurtrière, l'ex-"super-flic" a mis à profit la seule qualité qu'il se reconnaisse : "La patience".
Elle lui fut utile. Tandis qu'on débattait sur les prix et les salaires, affleurait inlassablement l'histoire de l'esclavage, plaie toujours ouverte des Antilles. On parlait coût de la vie pour, soudain, d'une phrase à l'autre, se retrouver transporté deux siècles en arrière, au temps des plantations,
des pauvres hères trimant sous la chicote, des maîtres qui lâchaient leurs chiens. Le préfet a écouté, réfréné son envie d'abréger les interminables discours. "Il fallait que les choses sortent, tout ce qui était enfoui depuis des décennies", explique-t-il. Trop de passions devaient être
expurgées, trop de traumatismes surmontés.
Sur le site Internet du RAID, est écrite en exergue une formule de son ancien chef : "Le plus dur, ce n'est pas de gérer l'exceptionnel, mais le quotidien." Le préfet de la Martinique n'aura guère encouru cet ennui des jours ordinaires. Arrivé en poste le 1er août 2007, il avait été accueilli
froidement, avec une étiquette de sarkozyste, dans une île hostile au nouveau président. A la population, il parut distant, donc hautain. Son refus de persiller ses discours de formules créoles, comme s'y essayaient ses prédécesseurs, était vécu comme du mépris. Un cyclone, un tremblement
de terre, une épidémie de dengue et la crise du chlordécone, ce pesticide qui empoisonne aujourd'hui l'eau et les sols dans l'île, lui avaient fait un rude baptême.
Puis la crise sociale a éclaté. Ange Mancini a décliné toutes les interviews. Dans le contexte, les mots pouvaient devenir des mèches rapides. Un préfet dans les îles, qu'on le veuille ou non, garde un relent de gouverneur, de fonctionnaire colonial avec casque. Lors des séances à huis clos, des
esprits malins ont tenté de le faire sortir de ses gonds, de provoquer un dérapage qui aurait inévitablement enflammé l'île. En vain. L'amateur de chats est bien trop matois.
Il doit largement sa carrière à ce sang-froid. Fils d'un maçon italien, né à Beausoleil (Alpes- Maritimes), il a acquis un à un ses galons sur le terrain. Débutant à 19 ans comme adjoint administratif contractuel, il était commissaire à 29 ans, directeur adjoint du Service régional de police judiciaire (SRPJ) d'Ajaccio à 39. Au Quai des Orfèvres, il croise Robert Broussard, qui doit créer, au sein de la police, un équivalent du GIGN, le RAID (Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion). Le commissaire divisionnaire Mancini en prend la direction. De manière empirique,
il peaufine sa technique de négociation, cette manière "de mettre le pied dans la porte", puis d'user de différentes ficelles du métier afin que s'entreprenne "ce chemin de l'un vers l'autre". Ses grands coups seront la prise d'otages du palais de justice de Nantes, en 1985, et l'arrestation des membres d'Action directe, en 1987.
Ange Mancini poursuit ensuite une carrière d'impeccable serviteur de l'Etat. Il retourne en Corse, y gagne rang de préfet. Passe par la Guyane puis les Landes, et arrive en Martinique, sans se douter que son art de négocier trouvera sur place un nouvel emploi. Il va appliquer les trois règles forgées dans le passé : "Eviter un drame, garder le contact, préparer l'avenir."
Pendant les longues heures de conciliabules, dans la salle Félix-Eboué de la préfecture, Ange Mancini a trouvé un allié inattendu : Alfred Marie-Jeanne, le président du conseil régional. L'élu indépendantiste et le représentant de l'Etat, assis côte à côte, ont formé un étonnant attelage. Les deux hommes ont appris à s'apprécier, à demi-mot cela va de soi. "Vous connaissez mes convictions : pour moi, un préfet reste un préfet, explique Alfred Marie-Jeanne en lissant sa fine barbe. Néanmoins, celui-là..." "Il est très fort, on voit qu'il a l'habitude de négocier", constate également Claude Lise, le président du conseil général.
Ange Mancini aura 65 ans en juin. Le haut fonctionnaire n'a plus à élaborer de plan de carrière, à flatter pour son avancement. Très en cour à l'Elysée, il a régulièrement rendu compte, sans plus. " J'ai eu une totale liberté", assure-t-il.
Avec les syndicalistes, les rapports ont été drus mais droits. Le préfet était soupçonné de n'être qu'un suppôt des békés, qu'un commis du gouvernement. Il lui a fallu convaincre du contraire. "Nous l'avions mis en garde contre l'utilisation de la force, explique Michel Monrose, président du Collectif du 5 février, qui a mené le mouvement social. Il nous a assuré qu'il ne prenait pas ses ordres à Paris, mais agissait en son âme et conscience." Un accord s'est établi : les forces de l'ordre ne s'opposeraient pas aux barrages tant que les grévistes resteraient non violents. Un précepte du RAID, là encore : on parle tant qu'il n'y a pas d'atteinte à l'intégrité physique. Le gentlemen agreement a tenu. Il y eut bien trois nuits agitées pendant ce long mois de conflit, le fait de casseurs sans lien avec les grévistes. Tandis que Fort-de-France bouillait, le préfet s'est effacé et le policier a repris du service, pointant son nez au plus près des jeunes qui caillassaient ses fenêtres. Durant les échauffourées, malgré les objurgations à plus de fermeté, Ange Mancini a gardé les gendarmes mobiles à distance des émeutiers, appliquant le principe que lui avait enseigné naguère un vieux CRS : le maintien de l'ordre, c'est faire des bosses plutôt que des trous. Tandis que les escadrons de jeunots diaphanes, venus de métropole, restaient en retrait, c'est la police nationale, formée de fonctionnaires chevronnés revenus au pays, qui a procédé aux interpellations, en créole. Ont ainsi été évitées les images terribles d'un face-à-face Noirs-Blancs, telles que perçues en Guadeloupe. La grève générale en Martinique s'est achevée dans des émanations détestables de gaz lacrymogène et des accusations perpétuelles de répression coloniale, mais sans mort d'homme. "C'est sans exemple dans l'histoire de l'île qu'un conflit aussi long se finisse ainsi sans tués", assure l'historien Edouard Delépine.
"Cela doit être une fierté collective, estime Ange Mancini. Ce fut une expérience formidable de voir ainsi vivre les forces vives de l'île. Peut-être avons-nous trouvé une nouvelle façon de se parler en Martinique." M. le Préfet aimerait d'ailleurs connaître le fin mot de l'histoire : en âge de
partir à la retraite, il a demandé à prolonger son séjour d'un an.
 
Benoît Hopquin lemonde.fr

 

Rédigé par Karevé

Publié dans #Société

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