Flash back

Publié le 2 Mars 2009

«C’était comme retenu, ça nous a sauté à la figure»

Après cinq semaines de conflit, le calme régnait hier en Guadeloupe et l’Etat appelle à la reprise des activités. Retour sur un mouvement social sans précédent.

POINTE-A-PITRE, envoyé spécial ÉRIC FAVEREAU

Elie Domota, porte-parole du LKP (1), s’en amuserait presque. Nous sommes samedi soir, c’est-à-dire dimanche matin à Paris. «Vous savez, lâche-t-il, on est un peu susceptible.» Dans une pièce voisine du port autonome de Pointe-à-Pitre où s’achèvent les négociations, le préfet vient de tenir une conférence de presse, où il a déclaré avec solennité : «L’essentiel est maintenant acquis. La revendication des 200 euros, portée par le LKP, a été signée. Ce soir, les médiateurs ont fini leur travail. Au nom de l’Etat, le retour à la vie normale s’impose. Rien ne justifie la poursuite du conflit.» «Ah bon ! C’est qu’a dit le préfet… Il décide à notre place maintenant» , ironise Elie Domota, en reconnaissant peu après que le LKP devrait appeler à «la suspension du mouvement».

Elie Domota peut en tout cas sourire. Il vient de mener avec succès un mouvement de grève inédit, de près de six semaines, qui a profondément secoué cette île des Antilles d’à peine 450 000 habitants. L’homme est atypique. Il n’a rien de spectaculaire, et pourtant, il impressionne. «Il y a deux mois, très peu de personnes le connaissaient en Guadeloupe», note Michel Rodriguez, patron de la chaîne de télévision locale Canal 10, qui aura eu un rôle décisif dans ce conflit. «Maintenant, c’est simple, si je veux faire de l’audience, j’invite Domota.»

Elie Domota n’est pas, non plus, un grand orateur. Mais sûr de lui, de son combat, il a su s’imposer à la tête d’un mouvement que les Guadeloupéens qualifient d’historique. Comment le décrire ? Il n’est pas tout à fait tombé du ciel. Et l’air de rien, la télévision y a joué un rôle important. «Tous les ans, raconte Elie Domota, on se rencontrait entre tous les syndicats, les partis. Mais on n’arrivait pas à s’entendre. Cette fois-là, en décembre, on ne pensait pas trouver une plateforme. Mais on l’a trouvée en moins de trois heures. Pourquoi ? Je ne sais pas, il y a eu un déclic. On a tous compris au même moment.»


En direct à la télé.
Les Guadeloupéens, eux, quand ils regardent dans le rétroviseur des événements, racontent tous la même scène ou presque, quasiment au mot près. Que ce soit le directeur d’un centre culturel, un brancardier d’une clinique privée, un retraité, un jeune chef d’entreprise, un professeur de collège ou encore une assistance sociale, tous reparlent de la toute première semaine du conflit, quand la crise n’intéressait guère Paris. L’île était déjà fortement perturbée par la grève des stations d’essence. On ne circulait plus. Mais il y avait la télé… «A Canal 10, chaîne privée, on ne fait que du direct, raconte Michel Rodriguez. Au tout début, on suivait les manifestations. En direct ou presque. Le 27 janvier, on a filmé le cortège jusqu’au TWC, un lieu à Pointe-à-Pitre qui appartient à la Chambre de commerce. C’est là que les négociations ont commencé. On était alors seuls, puisque RFO était en grève. Le préfet n’était pas très content qu’on filme, mais on est restés.» Autour de la grande table, le préfet et sa quinzaine de collaborateurs ; les délégations patronales ; puis les élus de l’île, et enfin, sur un côté, la trentaine de membres du LKP. Canal 10 filme, presque tous les habitants de la Guadeloupe regardent. Surgit alors cette scène : «On a vu le préfet, entouré de ses collaborateurs, tous blancs, se souvient le directeur du Centre des arts et des lettres, lire comme au théâtre un texte du ministre, se lever et s’en aller. Et tous ses collaborateurs également. Quasiment au même moment, les syndicats patronaux, presque tous blancs eux aussi, quittent aussi la pièce. Dans la grande salle, il ne reste que des Noirs. C’était très fort. Et ceux qui restent, - la délégation du LKP et les élus politiques -, se mettent tous à parler en créole. L’Etat français comme un corps étranger.»

Tous les Guadeloupéens ont vécu ce moment-là. Ils n’en reviennent pas. D’autres vont suivre, car pendant trois jours, Canal 10 assure des heures et des heures de direct. «Cela a été comme un choc. On entendait des choses que l’on savait, mais là, d’un coup, cela nous sautait à la tête» , explique cet étudiant.


Détails de la «profitation».
Les discussions repartent, Yves Jégo, secrétaire d’Etat à l’Outre-Mer arrive, puis s’en va. C’est la stupeur, l’île est paralysée mais vit les négociations en direct. «Devant la télé, avec mon mari, nous étions saisis, se rappelle George, une assistante sociale. Le directeur des Arts : «Elie Domota, on le découvrait. Lui et la délégation étaient impressionnants.» Servais Vilovar, formateur à la retraite : «En Guadeloupe, on a l’habitude de conflits sociaux un peu brutaux. Avec des syndicalistes gros bras. Là, cela ne se passait pas comme d’habitude. La délégation connaissait très bien les dossiers. Et surtout, elle s’est mise à parler de tout ce qu’on savait, mais que l’on ne se disait pas. Elle s’est mise à exprimer ce qu’on vivait.» Un peu comme un fil que l’on tire, ce sont tous les détails de la vie difficile qui alors remontent : le prix des aliments, le chômage des jeunes, les magouilles, la «profitation», l’absurdité de certains circuits économiques, comme ce rhum qui doit être distillé en métropole. «On entendait tout cela, poursuit ce directeur, et on voyait en direct les cadres blancs autour du préfet entendre toutes ces choses que l’on savait.»


Maîtrise des dossiers.

Est-ce pour cela que le cocktail a pris si fort ? Cet ancien professeur en est persuadé : «On savait tous que lorsque l’on allait au supermarché, on avait beau dépenser entre 60 et 100 euros, on repartait avec un chariot vide. Mais on ne disait rien. C’était comme retenu. Là, cela nous a sauté à la figure en regardant ces négociations à la télévision.» Un vieux monsieur ajoute dans un sourire : «En créole, il y a un proverbe qui dit "Komplo a neg, komplo a chien", pour signifier en somme que dès qu’il y a un groupe de Noirs cela devient une bataille de chiens.» Emu, il ajoute : «Vous ne pouvez pas savoir comme on était fiers de les voir dans cette négociation, compétents, connaissant au moins aussi bien leurs dossiers que les cadres de la préfecture. C’est tout cela que l’on a vu pendant des heures à la télé. Mais on ne pensait pas que cela pouvait faire bloc. Ce qui m’a frappé, c’est le ciment qui est apparu, entre nous…»

Grâce à ce direct sur Canal 10, le mouvement prend alors une ampleur inédite. Il devient surtout très populaire, casse les clichés des conflits anciens, renvoie aux Guadeloupéens une image positive d’eux-mêmes. Surtout, ces longues séances de négociations télévisées ont permis d’exposer les invraisemblables aberrations des circuits économiques qui figent l’île, mais aussi les discriminations en série. «Je suis diplômée de gestion à l’université Dauphine, raconte ainsi Joana. Ici, quand je me présente à une banque pour un poste de cadre, c’est non. Ils veulent des Blancs. Ou alors ils me payent 1 500 euros de moins que le "métro". Tout le monde le sait, c’est comme ça, la fatalité. Et là, je voyais un peu ça à la télé.»


Obligation musclée.

Et ensuite ? Bien sûr, ce fut long, trop long. Six semaines, avec ces barrages, ces files d’attente dans les quelques pompes à essence ouvertes trois heures par jour, ces difficultés pour s’approvisionner, ces écoles fermées, ces lycées sans élèves (lire ci-contre), et ces centaines de petites entreprises inquiètes (90 % des sociétés emploient moins de quinze salariés). Il n’empêche, le LKP a conservé un soutien populaire très fort, malgré une gestion parfois un brin autoritaire du conflit, avec l’obligation souvent musclée faite aux commerçants et même aux administrations de fermer leurs rideaux. «C’était comme une grève générale forcée, mais tout le monde la soutenait» , explique le responsable d’un centre culturel, qui reconnaît qu’un jour, «on est venu me dire qu’il valait mieux que je ferme. Je n’avais pas vraiment le choix.»

Elie Domota, dans son bureau, ne conteste pas ces dérapages. «Mais nous ne sommes pas pire qu’en métropole. Regardez les pêcheurs, les agriculteurs … Quand j’étais étudiant à Limoges, les paysans ont égorgé des porcs devant la préfecture. Vous imaginez si on avait fait cela ici, à Pointe-à-Pitre ! On nous aurait dit que Satan était de retour.» Et quid de l’invasion de RFO par des militants du LKP, la semaine dernière ? Réponse rapide : «Cela s’est bien passé, cela n’a pas duré très longtemps. Mais si le gouvernement avait voulu que cela se passe vite, il ne fallait pas nous faire perdre des semaines avant d’accepter nos revendications…» Et ces nuits de violences ? «Ces accidents m’empêchent de dormir. On ne s’est pas battus pour que les gens perdent leur vie. C’est pour l’inverse que l’on s’est battus.»

Ce week-end, Pointe-à-Pitre était calme. La cité Henri-IV, théâtre il y a dix jours des plus violents affrontements, n’a pas changé. Elle est là, plantée comme un bidonville déglingué en plein centre-ville. Samedi, les auteurs présumés du meurtre du syndicaliste, Jacques Bono, ont été mis en examen. Devant les locaux du port autonome, il fait nuit. Une centaine de militants du LKP attendent, dansent, et chantent une fois encore : «La Gwadloup sé tan nou, la Guadloup sé pa ta yo.»

(1) Coordination de 49 structures (associations, partis politiques, syndicats) contre la vie chère, dénonçant «la pwofitasyon».

Rédigé par Karevé

Publié dans #Société

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